« L'homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n'est pas la même personne ». Proust, "contre Sainte-Beuve" Quand le documentariste Jon Nguyen lui propose l'idée d'un film sur sa personne, David Lynch fait savoir qu'il n'est pas intéressé. Auteur d'une œuvre protéiforme défiant depuis des décennies les critiques analytiques comme les spectateurs lambda, l'homme est notoirement peu porté sur la confidence, et encore moins enclin à expliciter ses films. Son œuvre est si magnétique qu'elle attire à elle commentateurs et dissecteurs, traquant les influences cachées dans les détails, une touche de Francis Bacon ici, un cadre d'Edward Hopper là, en vain, car Lynch ne cite jamais aucun de ces maîtres anciens, ne se reconnaît aucune autre influence dans sa vocation que lui-même, à l'exception de deux noms, moins illustres, nous y reviendrons. Quant à interroger un artiste sur sa vie, tisser des liens entre des anecdotes vécues et des péripéties retranscrites dans un médium, chercher systématiquement des correspondances qui déduiraient l’œuvre de la biographie dans l'espoir d'en épuiser le sens, tout cela relève à ses yeux d'une obsession vaine, d'une maladie de l'âme commune aux copistes modernes et aux clercs obscurs mettant leur foi mesquine dans l'espoir toujours déçu que dessécher des fleurs entre les pages d'un herbier et épingler des papillons en capturera à jamais la beauté. Les pilleurs de trésors se cassent obstinément le nez sur la porte car ils n'ont pas les bonnes clefs. Pourtant, fort de l'expérience acquise lors de son premier ouvrage consacré en 2007 au cinéaste, à force de patience et un peu d'entregent, Nguyen parvient à forcer l'entrée du sanctuaire où le reclus se terre, quelque part dans les collines de Los Angeles. Enregistrer une suite d'interviews faites de questions-réponses, interroger son entourage, il n'en est plus question. Et le nom même du projet change. « David Lynch, the Art Life », inspiré du recueil de cours publié par le peintre Robert Henri et qui produisit sur le jeune Lynch l'effet d'une révélation (et première influence reconnue), n'aborde pas sa carrière cinématographique, mais tout ce qui l'a précédée. Portrait de l'artiste en jeune homme, il se consacre à sa découverte de l'Art tout autant qu'à l'invention d'un artiste par lui-même. Désormais seul face à la caméra, concentré, mutique, Lynch est filmé dans son atelier, peignant et écrivant, tandis qu'en voix-off il se raconte. Un dispositif minimal mais un déclic fondamental qui rend le film possible ; par cet effet de décalage si simple entre l'image et le son qu'on y prête à peine attention, nous sommes déjà passé imperceptiblement de l'Autre Côté... Première clef : le Portrait. Le mot en lui-même à son importance, quand il s'agit de faire celui d'un peintre. Quand on pense à David Lynch on pense « cérébralité », « sophistication », bon, on pense aussi « fabricant des cauchemars visuels les plus dérangeants jamais produits depuis les trente dernières années », mais mettons ça de côté pour le moment et partons du principe qu'il s'agit d'un autoportrait, que voyons-nous ? un visage jadis poupin, aujourd'hui creusé de rides profondes, les dents du bonheur, un nez épais, des mains larges qui étalent la peinture à même le canevas, non, ce n'est pas le genre de physique à sortir du New Yorker, mais bien plutôt d'une peinture de Norman Rockwell, et c'est exactement de là qu'il vient, le gamin de Missoula. Il n'y a pas plus terrien, plus organique que cet artiste réputé intellectuel. Et de Missoula, Montana, puis dans les petites villes de provinces où il grandit, aux rues sombres de Philadephie, Lynch nous embarque dans les méandres de ses souvenirs ; de sa mère, qui sentit très tôt chez lui une prédisposition et qui lui interdît l'usage des livres à colorier pour décorseter sa créativité ; de son père garde-forestier donc le caractère indépendant forgea de façon inconsciente son propre propre désir d'autonomie ; de sa rencontre déterminante à quatorze ans avec le peintre Bushnell Keeler (la deuxième influence donc) qui lui ouvrit les portes de son atelier ; du mélange ambigüe de soutien et de défiance dont ses proches firent preuve face à ses choix ; tout cela dessine le parcours passionnant d'un gamin épris de liberté, qui détestait l'école mais qui très tôt fit de l'art son phare. deuxième clef: le pays secret C'est au détour d'une phrase sur son enfance qu'une deuxième porte s'ouvre et donne corps à tout ce qui va suivre : « mon monde était minuscule, pas plus grand qu'un pâté de maison, mais l'espace entre ces deux coins de rues était immense ». Comme Faulkner circonscrivant l'histoire de l'Amérique à un petit patelin du Sud Profond, Lynch inscrit l'immensité des territoires de l'imaginaire dans quelques arpents de terre. Le monde intérieur dicte sa loi à l'extérieur, Son Pays Secret. Ainsi sous la surface, en creux, et presque à l'insu de son sujet, se dessine un autre portrait, et il appartiendra à chacun de déterminer s'il est plus ou moins légitime. Celui que Lynch ne voulait pas faire mais qui pourtant habite chaque plan, quand d'autres souvenirs émergent, comme l'apparition de cette femme nue, hagarde et muette, s'affalant devant lui sur le trottoir alors qu'il n'a que dix ans et qu'il reste là, tétanisé et fasciné ; impossible de ne pas penser à Blue Velvet, à cette irruption brutale et inattendue de quelque chose de déplacé dans les petites bourgades sans histoires de l'Americana, cette quintessence de l'Amérique rurale glorifiée par Rockwell, une lézarde défigurant le calme visage du quotidien dont la violence implicite risque de vous emporter au delà des apparences, au delà des certitudes, et faire vaciller la raison. Dans les quelques minutes que durent ces confessions, est contenu en germe tout l’univers du futur cinéaste. dernière clef: il n'y a pas de clefs En accolant les plans mutiques d'un artiste concentré et apparemment serein, à la bande-son des souvenirs de moins en moins bucoliques et de plus en plus sombre tandis que se profile dans sa vie la confrontation avec sa Némésis : Philadelphie, la ville qui va cristalliser toutes ses angoisses, et le révéler à lui même (Catharsis qu'il évoque de façon glaçante et étrange, vomissant toute l'horreur que la ville lui inspire tout en reconnaissant qu'elle lui a permis d'accoucher enfin de lui-même), Jon Nguyen crée une image de Lynch correspondant à son souhait, à la vision qu'il se fait de son sujet, et semble triompher ; toute l’œuvre à venir est déjà présente, il en a débusqué les sources, mais au final il se heurte à une part irréductible de mystère ; du propre aveu de Lynch, à bien des moments de sa vie : « ça aurait pu mal tourner », et la route que Ngyuen croyait tracer droite se révèle chaotique, accidentée et traversée de chemins ne menant nulle part. Sainte-Beuve encore une fois s'est trompé. Le film se clôt sur l’achèvement de son premier film Eraserhead, et Nguyen ne peut qu'assister, impuissant à l'issu du combat comme Henri-George Clouzot devant Picasso, à la victoire de l'Artiste contre l'Analyste. Lynch a jeté derrière lui les clefs du royaume, son Pays Secret, son Inland Empire, nous laissant seuls à nous débattre avec cette énigme : le mystère de la création. DAVID LYNCH, THE ART LIFE réalisé par Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holmes USA/2015/90mn Sortie le 15 Février 2017 Cet article est paru originellement dans une version abrégée dans la gazette des cinémas Utopia.
0 Commentaires
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser un réponse. |
sorties
découvrez les films en avant-première, ainsi que les sorties récentes à ne pas rater selon mon humble avis (mais vous faites ce que vous voulez). Archives
Janvier 2023
Catégories
Tous
|