Sorti le 6 Juillet dernier sur les écrans auréolé d'un buzz provoqué par son passage hors-compétition au Festival de Cannes, The strangers a suscité de nombreuses polémiques aussi bien chez les critiques que chez les spectateurs, polémiques que l'on peut facilement résumer ainsi: pour les uns c'est un bric-à-brac sans queue ni tête, un film d'horreur qui recycle tous les thèmes chers au cinéma fantastique dans un fourre-tout incapable d'accoucher d'une histoire cohérente; pour les autres, c'est une tentative hardie de renouveler le cinéma de genre en en transcendant les codes, certains parmi les plus enthousiastes ont même crié au génie. ECHAUFFEMENT On se calme! Et tout d'abord, avant de livrer le fond de ma pensée, je tiens à préciser que je n'ai vu aucun des films de ce réalisateur, je me bornerai donc, à défaut de pouvoir comparer cet opus à l'aune de sa carrière, à juger le film pour ce qu'il est. Et comme il est sorti depuis plus d'un mois maintenant je m'autoriserai pour les besoins de l'argumentation à spoiler certains moment-clés de l'intrigue du film, donc si vous ne l'avez pas vu, vous êtes prévenus. L'histoire débute alors qu'une série de crimes aussi horribles que mystérieux frappe Gok-seong, une petite ville de province nichée à l'orée d'une vaste forêt montagneuse. Les victimes sont atrocement mutilées, et les assassins semblent frappés de catatonie. Joon-goo, officier de police local notoirement incompétent, est chargé de l’enquête, qui évidemment piétine. Cependant qu'au fils de ses laborieuses investigations il en vient à soupçonner un ermite caché dans la montagne que les villageois disent japonais, les meurtres et les phénomènes inexpliqués se multiplient à la vitesse d'un virus foudroyant. C'est quand la propre fille de Joon-goo tombe malade et développe les mêmes symptômes que les monstres qui plongent la ville dans le chaos que celui-ci, fou de douleur et complètement dépassé par les évènements, se lance dans une traque forcenée contre celui qu'il considère comme l'origine du Mal, en faisant appel à toutes les formes d'aides spirituelles disponibles, au risque d'y perdre son âme... THE MONSTER SQUAD Voilà, et maintenant que vous connaissez les prémices de l'intrigue (en gros les trois premiers quarts d'heures, sachant que le film fait quand même deux heures quarante!), vous pouvez les jeter par dessus bord, car vous n'en aurez plus besoin. Mais, avant de justifier ma cavalière affirmation, disséquons quelques-uns des plus récurrents reproches faits au film. Tout d'abord le mélange des genres: au gré du récit nous pourrons croiser tout un bestiaire de créatures et de situations familières à qui fréquente la littérature gothique et le cinéma d'épouvante. Fantômes, goules, zombis, possédés, démons, ils sont venus, ils sont tous là, apparaissant à tour de rôle à chaque retournement de situation, provoquant des ruptures de tons et des changements de registres qui semblent justifiés moins par la nécessité de l'intrigue que par la volonté de l'auteur de nous surprendre (ou de nous perdre) afin de nous tenir en haleine jusqu'au bout du métrage, à la longueur inhabituelle, je le rappelle, pour ce type de film. De là découle la seconde faute imputée à Na Hong jin: l'apparente gratuité du récit, et partant, de son propos (si tant est qu'il en ait un). Comme les péripéties ne semblent dictées par aucune logique interne, chaque explication des phénomènes surnaturels étant annulée par la survenue d'un autre, tout aussi surnaturel et inexplicable, certains en sont venus à penser que Na Hong jin: soit s'était égaré dans son script au point de ne plus savoir ce qu'il voulait raconter, soit s'était vu imposer au montage des coupes drastiques dans un récit déjà foisonnant afin de rester dans les limites d'un métrage commercial de moins de trois heures*, soit, et c'est l'hypothèse la plus répandue parmi les critiques les plus négatives, il a sciemment tourné un bluff filmique, un mash-up m'as-tu-vu qui n'aurait d'autre but que d'accumuler les effets chocs et les twists gratuits à des fins mercantiles. Enfin, et c'est la conclusion logique de ce qui précède, on lui reproche de n'avoir ni but ni propos, puisqu'il n'a pas de fin, ou de résolution, bref, qu'il n'a rien à dire. Et bien que foncièrement aucunes de ces critiques ne soient irrecevables, je les considère comme non-avenues, parce qu'elles ont raté la cible. FAUSSES PISTES Vous aurez remarqué que la plupart de ces reproches tournent autour du récit; c'est qu'à mon humble avis leurs auteurs confondent intrigue et narration. Une œuvre, en particulier au cinéma, peut tout à fait se détacher des contingences liées aux règles de l'écriture romanesque héritée du 19ème siècle, à la nécessité de raconter une histoire, au profit d'une plongée sensorielle dans les tréfonds de l'âme humaine, débarrassée de toute psychologie, par le truchement du langage, qu'il soit verbal ou visuel. Cette simple assertion mériterait à elle seule un article, voire un livre, mais cette question a déjà fait l'objet d'innombrables recherches et commentaires universitaires depuis l'avènement du Nouveau Roman dans les années cinquante, je vous ferai un biblio en bas de page si ça intéresse quelqu'un; je me contenterai simplement de vous renvoyer aux œuvres d'Alain Resnais période L'année dernière à Marienbad, d'Andreï Tarkovski (Le Miroir) ou de Robert Siodmack période Les hommes le dimanche et Adieux, pour n'en citer que quelque-uns. Mais alors où est le problème? Et bien je pense qu'il vient en grande partie du fait que The Strangers avance masqué. Contrairement aux œuvres que je viens de citer, il n'est pas classé dans la catégorie "cinéma d'auteur" mais dans celui de film d'horreur, un genre ontologiquement conçu pour raconter une histoire, et c'est à ce manquement aux règles de l'étiquette (comprenez ce terme dans tous les sens que vous voudrez) que j'impute la frustration qu'il a engendré chez certains commentateurs, qui inondent les forums de tentatives aussi acharnées que vaines d'expliquer la fin ( celle qui remporte le plus de suffrages en ce moment: Jong-boo a sombré dans la folie, tout se passe dans sa tête, une séduisante hypothèse je dois dire!). Ça c'est pour la gratuité supposée du sujet et son apparente incohérence; venons-en au coeur des ténèbres, raison pour laquelle j'ai décidé de pondre cette chronique si longtemps après la sortie du film: pour moi, The Strangers N'EST PAS un film d'horreur. AU CŒUR DES TÉNÈBRESOu si c'en est un, c'est celui qui les résume tous et ce faisant, tente de les renouveler. Car l'enjeu réel du film n'est pas tant de nous faire sauter au plafond à grands coups d'images chocs que ne nous faire toucher du doigt le cœur des ténèbres comme je l'ai dit plus haut, le trou noir autour duquel gravite tous ce qui touche au fantastique: la représentation du Mal. Si vous reconsidérez toutes les critiques formulées plus haut à l'aune de ce questionnement, vous serez forcé d'admettre que la multiplication des intrigues et sous-intrigues contradictoires, des personnages qui apparaissent puis disparaissent du récit, des apparitions démoniaques sans lien les unes avec les autres, de l'intervention de tout un aréopage de prêtres et de chamans appelés pour combattre la menace -outre qu'elles forment un tissu de fausses pistes qui sont autant de symbôles de notre infantile incapacité à accepter la mort pour ce qu'elle est en lui attribuant des intentions et un caractère maléfique -tout ce qui aux yeux de ses détracteurs forment autant de faiblesses, sont en fait autant de COMMENTAIRES sur ce qu'est le cinéma d'épouvante. UN MAELSTRÔM FILMIQUE ET MORAL Comment filmer la peur, la peur de la perte, la peur de l'inconnu, la peur de ce que l'on ne comprend pas? En un essai virtuose de près de trois heures, Nah-Jong-jin propose une relecture savante mais jamais pédante de ces histoires millénaires et cent fois racontées, de cette lutte contre le Mal qui prend toutes les formes parce qu'elle n'en a aucune, hors celle de la petite masse de neurones tapies au fin fond de notre cerveau reptilien, et pour qui la vie se résume à une loi: manger ou être mangé. Si je ne devais retenir qu'une seule scène pour appuyer mon propos, ce serait celle de l'exorcisme, ou, pour être exact, des exorcismes. A deux reprises au cours du récit se déroulent un combat spirituel entre les deux forces antagonistes censés représenter le Bien et le Mal. La première met en scène un prêtre catholique, la seconde un chaman tibétain. Dans la première Nah-Jon-jinn oppose les deux forces en présence par un travail de montage très énergique mais équilibré; sa démonstration est structurelle: c'est la bataille d'un ordre organisé contre le chaos. Dans la seconde, il déchaîne un maelström d'images hallucinées, de couleurs et de sons saturés, un torrent ininterrompu et presque insoutenable de violence primitive, qui entraîne le spectateur à son corps défendant dans une transe dont il sort abasourdi, incrédule et épuisé, exactement comme les personnages qui ont enduré l'affrontement entre ces deux forces primales, l'une céleste, l'autre chtonienne, et vieilles comme la psyché humaine. Davantage que le simple tour de force d'un cinéaste réputé pour sa maestria technique et son inventivité débordante (ainsi que d'une propension à verser dans le mélodrame, ici heureusement dévolue au seul personnage du policier, un poil agaçant par moment), ces deux scènes à elles seules résument à mes yeux l'ambition du bonhomme: non pas faire un film d'horreur de plus, mais réfléchir à la façon dont nous expérimentons le medium cinématographique, à remettre en cause ce dont nous nous contentons, et à exiger davantage d'un art qui a tant à donner. De ce point de vue, The Strangers est un film sur le Cinéma, sans doute le plus surprenant, parce que le plus inattendu, et le plus intéressant depuis...allez, disons The Peeping Tom de Michael Powell. Si vous voulez expérimenter in vivo le concept même d'Unheimlich, ou d'Inquiétante Etrangeté, alors The Strangers est fait pour vous. Sinon il y a aussi Ghosbusters 3, c'est vous qui voyez. *accusation démentie par Na-Hong-jinn dans son interview à Mad Movies n°298 THE STRANGERS (hangheul) écrit et réalisé par Nah-Hong-jin, avec Kwak-Do-won et Hwang-Jeong-min Corée du Sud / 2016 / 2h36mn crédits photographiques Metropolitan Filmexport
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