C'est un billet un peu inhabituel, dans la mesure où je m'efforce de chroniquer les films dans un délai compatible avec leurs sorties en salle, même lorsqu'il s'agit de rattrapages ( les fameux "après la bataille"), mais dans ce cas particulier il m'aura fallu pas moins de trois mois pour digérer le coup de poing que j'ai reçu à la vision de ce film, avant de trouver l'angle sous lequel l'aborder. L'usurpateur ayant injustement quitté l'affiche avant que la colle soit sèche, je ne peux que vous recommander, si l'article ci-dessous vous convainc, de guetter les sorties en DVD ou sur les plateformes de téléchargement. si vous avez le cœur bien accroché, apprêtez-vous à vivre une expérience que vous n'oublierez pas de sitôt, et qui peut-être, comme moi, vous hantera pour longtemps…. l'extraordinaire banalité du malVous connaissez cette expérience, celle des rats enfermés dans un bocal? D'un côté les rats, de l'autre la nourriture, et entre les deux un tunnel rempli d'eau. Et bien quel que soit le nombre de rats que vous mettrez d'un côté, vous retrouverez toujours la même proportion de tyrans, qui brutaliseront les autres pour les pousser à aller chercher les graines, de victimes, qui s'acquitteront de la tâche, et d'opportunistes, qui récupèreront les miettes laissés par les dominants. Mais le plus troublant, c'est que si vous ôtez les dominants et introduisez d'autres rats dans la cage, une redistribution des cartes s'opère, et les dominés à leur tour pourront devenir les dominants...Pourquoi je vous parle de ça? Parce que c'est à un même genre d'expérience, en beaucoup plus dérangeant, que nous invite l'usurpateur. A ceci près que les rats sont des hommes, et la cage l'Allemagne en pleine déréliction des derniers jours de la Deuxième Guerre Mondiale. Et croyez moi quand je vous dis que ce film balance son paquet de problèmes éthiques et moraux avec la vigueur d'un uppercut de Mike Tyson. On en sort sonné, groggy, hagard, mais bizarrement aussi exalté, par la puissance du discours et l'audace du propos. Autant dire que je marche sur des œufs en entamant cette chronique, j'en ai conscience, mais si ce film m'a marqué au point d'en faire un papier alors qu'il n'est plus visible en salle, c'est que je crois que ce film DOIT être vu, d'une façon ou d'une autre, de la même manière que Le fils de Saül l'année dernière était Le film à sauver de l'année 2017. Je sais que le rapprochement est osé, à la limite du péché, puisque ce dernier osait montrer l'indicible, l'infigurable, suivant le destin d'un SonderKommando à l'intérieur de l'usine de mort qu'était Auschwitz ( et par quelque miracle de l'intelligence y parvenait sans jamais fauter alors qu'il s'agit sans doute du tabou ultime en terme de représentation artistique - si j'avais l'éloquence nécessaire j'aurais fait un papier dessus mais je préfère vous diriger vers le livre magnifique qu'a écrit Georges Didi-Hubermann à ce sujet). Car ce que tente robert Schwentke est presque plus osé encore: nous mettre, comme Robert Merle l'avait fait dans son roman La mort est mon métier, dans la peau non pas de la victime, mais du bourreau. l'habit fait le moine...soldatOn voit tout de suite sur quel écueil une telle entreprise pourrait s'échouer: Un relativisme moral qui mettrait victimes et bourreaux sur le même niveau, allemands et juifs réunis dans le Ragnarok suicidaire des dernières années du Troisième Reich. Mais en choisissant de raconter la courte vie de Willy Herold, soldat déserteur devenu par un concours de circonstance assassin de ses pairs, Robert Schwentke évite cette impasse pour nous plonger dans des abysses plus intimes et plus universelles, celles de la responsabilité de nos actes dans des circonstance extrêmes. Willy Herold a réellement existé, et même si l'intrigue s'écarte quelque peu de la réalité historique, elle à le même point de départ, et la même fin. Le film s'ouvre sur une scène de chasse à l'homme: un soldat pouilleux poursuivi par un commando motorisé dans une forêt hivernale. Les hommes sont ivres, tirent dans tous les sens, ça sent la débandade, les règlements de compte arbitraire, la puanteur de la défaite. Le lapin pris dans les phares c'est lui, Willy Herold, jeune soldat ayant perdu son unité; par miracle il échappe à ses poursuivants, trouve refuge avec un comparse dans une ferme; ce dernier se fait prendre et Willy assiste horrifié et impuissant à sa mise à mort. Il s'enfuit et le lendemain matin tombe par hasard sur un véhicule abandonné, celui d'un officier. Dans une valise, un uniforme de capitaine, qu'il échange contre ses nippes. Surpris par un sergent cherchant lui aussi son unité, plutôt que d'avouer son imposture il endosse le rôle de l'officier et scelle par la-même son destin: il est devenu le Capitaine. A partir de ce moment la spirale infernale du mensonge va le conduire à perpétrer des actes d'autant plus horrifiant que dans d'autres circonstances il en aurait été lui-même la victime: pendre un resquilleur attrapé par les bons bourgeois du village qui l'héberge, faire la chasse aux déserteurs, les conduire dans un camp spécial où, par la seule force de son bagout, il se fait passer pour un envoyé spécial du Führer, et va systématiser le massacre des pauvres bougres tombés dans la nasse des commandos chargés de faire la chasse aux déserteurs. Et c'est là que le film devient proprement fascinant, dans l'étude comportementale d'une victime devenue bourreau dans le seul but de survivre. Willy Herold (en tous cas le personnage) n'est pas un salaud, encore moins un sadique comme en ont attiré l'idéologie nazie: c'est juste un gosse de 21 ans, qui a grandi à un époque et dans un pays d'une extrême brutalité, qui mettait au pinacle les vertus de virilité, de violence et de mépris de la vie d'autrui, et qui cherche désespérément à sauver sa peau. Assister à l'enchainement de décisions qu'il prend pour perpétuer ce mensonge, et vivre une journée de plus, est déjà une gageure pour le spectateur, en ce qu'on ne peut ni l'absoudre (ses crimes sont terrifiants) ni totalement le condamner, et pour une terrible raison, induite par une mise scène extrêmement réfléchie tant dans sa construction dramatique que dans la composition de ses plans, qui se distancie toujours du personnage tout en scrutant implacablement ses traits au fur et a mesure qu'il s'enfonce dans sa folie meurtrière: Willy c'est nous. Ca parait gratuit à dire comme ça, mais j'y reviendrais. A cet égard, j'ouvre une petite parenthèse pour saluer la performance de l'ensemble du casting -au premier rand duquel se détache le comédien suisse Max Hubacher dans le rôle particulièrement casse-gueule de Willy- qui est au diapason de la mise en scène: au cordeau. De l'aveu même du réalisateur, tourner ce film a été une épreuve aussi bien devant que derrière la caméra (il raconte dans une interview que Bernd Hölsher, l'acteur qui joue le rôle du nazi Shütte, s'est effondré lors du tournage de la scène où on achève des agonisants au fond d'une fosse commune). L'intensité de l'interprétation était telle que les comédiens en oubliaient toute distance, oubliaient qu'ils jouaient et vivaient l'horreur des situations. Et c'est peu de dire que ça se sent à l'écran! le mal est un miroirC'est là que le film prend tout son sens, sa charge politique et philosophique, à l'instar du Salo ou les 120 jours Sodome de Pasolini: face à un tel déversement de violence nihiliste, n'importe quel spectateur moderne pourrait simplement rejeter une telle accumulation de scènes d'horreur, de massacre sanglants, par réaction épidermique, mais ce serait passer à coté du message: à aucun moment les actions de Willy ne sont excusées; si la photographie du film est superbe, nimbée dans un noir et blanc charbonneux qui magnifie la nature qui les environne, c'est pour mieux faire ressortir la monstruosité de ses actes. Willy est un monstre, mais un monstre engendré par une époque monstrueuse, et tout l'intelligence du film tient dans cet équilibre fragile, sur le fil du rasoir. Il est facile, à nos yeux, de le condamner, mais dans des circonstances similaires, aurions-nous été plus noble, ou tout simplement plus humain, quand cela aurait entrainé notre propre mort? Nous sommes eux, ils sont nous: le passé est présentSi le film n'a pas la puissance des Damnés de Visconti ( bien que le dernier acte des aventures de Willy situées dans un bordel y fasse furieusement penser…) son épilogue, lui, est sans ambiguïté: Robert Schwentke, en évoquant les apocalypses passées avertit l'Europe d'aujourd'hui des écueils sur lesquels elle risque de s'abîmer: et le générique de fin, que je me refuse à divulguer, est une petite merveille d'humour noir à l'attention des générations actuelles et futures. Nous sommes eux. ils sont nous. Le passé est présent. L'USURPATEUR (Der Hauptmann) écrit et réalisé par Robert Schwenke, avec Max Hubacher, Milan Peschel, Frederick Lau, Bernd Hölsher… Allemagne / 2018 / 1h58 SORTI LE 21 MARS 2018
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