" Il te convient d'aller par un autre chemin, si tu veux échapper à cet endroit sauvage car cette bête, pour qui tu cries, ne laisse nul homme passer par son chemin, mais elle l'assaille, et à la fin le tue ;elle a nature si mauvaise et perverse que jamais son envie ne s'apaise et quand elle est repue elle a plus faim qu'avant ". Dante Alighieri, La divine Comédie l'Enfer. Derrière les rencontres les plus anodines se cachent parfois les plus grandioses épiphanies. Les plus terribles aussi. Ainsi, quand Alejandra, modeste ouvrière mariée à un époux volage, fait connaissance de la mystérieuse Veronica, elle ne se doute pas que son destin vient de basculer dans l’Étrange; car non loin de là, hors des murs de l'antique cité de Guanajuato, dans une forêt obscure et connue d'elle seule, gît une Chose innommable, insatiable et furieuse qui attend, silencieuse, les âmes désolées pour les délivrer de leurs chaînes et les révéler à elles-mêmes. Dussent-elles en mourir. Et c'est à cette ordalie venue d'outre-espace qu'Alejandra va se soumettre...avant d'y soumettre d'autres. Voilà, en quelques lignes, résumé le point de départ d'un film -totalement irréductible à sa seule intrigue- issu de l'imagination stupéfiante du Nouvel Enfant Terrible du cinéma mexicain, Amat Escalante. Lointainement inspiré de faits-divers particulièrement violents survenus dans sa ville natale de Guanajuato ( le viol d'une femme par un proche et le meurtre d'un homosexuel qui n'inspira à la presse locale qu'un mépris moqueur), Escalante invente une fable d'une beauté aussi fulgurante que cruelle sur les rapports insaisissables qu'entretiennent violence et sexualité dans une société mexicaine encore pétrie de catholicisme, et plus largement en chacun d'entre nous. La violence, ce sont ces hommes qui l'incarnent ; Angel, le mari d'Alejandra, qui vit dans le mensonge d'une identité sexuelle imposée par une norme sociale asphyxiante, besognant son épouse sans tendresse ; ses potes de beuveries qui jouent à « qui à la plus grosse » ; et malheur à celui sur qui la rumeur infamante de pédérastie planerait...Leurs femmes se consolent comme elles peuvent, s'adonnent aux plaisirs solitaires sous la douche pendant que leurs mômes se chamaillent à côté, supportent comme une fatalité leur sujétion; elles attendent que la vie passe, puisqu'il n'y a rien d'autre à faire, à connaître, à vivre. C'est le cas d'Alejandra, jusqu'à ce que sa rencontre avec l'ange du bizarre incarné par Véronica, telle l'apparition théophanique de Terence Stamp dans Théorème, ne fasse voler en éclats ce petit monde sclérosé ; mais à la différence du film de Pasolini, il s'agit moins ici d'une rencontre avec le divin que d'une confrontation avec les forces chtoniennes et impénétrables du « Ca ». Autrement dit : le Sexe, la bête tapie dans la forêt, palpitante de désirs et suscitant l'effroi de qui la contemple. Si l'irruption de cet élément purement fantastique dans un récit de prime abord prosaïque ne manque pas de surprendre, elle permet à Escalante de s'affranchir d'un naturalisme réducteur pour célébrer la force vitale d'un Éros métaphorisé par cette créature muette, insensible aux discours de la Raison, libre de toute morale, une force tentaculaire qui s'immisce dans chaque interstice de la peau, à en faire craquer les os, hurler les gorges et pâmer les esprits ; une force aveugle qui libère ceux qui la reconnaissent et brise ceux qui la nient. Si les références au Possession d'Andreï Zulawski, qui traitait d'un sujet analogue sont clairement revendiquées par l'auteur lui-même dans cette interview, sans parler de l'évidente imagerie lovecraftienne qui obombre son œuvre (un clin d’œil à un auteur puritain que la sexualité effrayait), Escalante vise plus loin et plus haut, dépassant la simple citation pour fouiller les territoires interdits de psychiatres hétérodoxes comme CG Jung ou Wilhelm Reich, voguant de l'inconscient collectif à la théorie des orgones, pour nous offrir une vision à la fois totalement pessimiste (nous sommes incapables d'assumer notre animalité) et paradoxalement optimiste (l’affirmation de soi passe par une acceptation de l'amoralité). Au service de cette célébration nietzschéenne de la Vie, Escalante met toute la puissance de son jeune talent ; nullement refréné par les codes en vigueur dans les écoles de cinéma (il est autodidacte), il battît une œuvre sidérante d'audaces visuelles; entrecoupe sa narration de travellings vertigineux dans les rues nocturnes de Guanajuato, symbolisant ce désir impérieux rôdant comme un fauve à l'affût dans le labyrinthe de nos pensées secrètes; exacerbe les rapports de fascination/répulsion que nous entretenons avec la représentation de l'acte sexuel dans des plans frontaux d'une crudité d'autant plus dérangeante qu'elle est filmée comme un acte clinique entre humains et passionnel avec la Chose. Fidèle aux préceptes de Carlos Reygadas, le père spirituel de cette Nouvelle Vague mexicaine allant de Michel Franco à Gerardo Naranjo qui, par son refus des compromis et sa radicalité esthétique en fait une des cinématographies actuelles les plus passionnantes à suivre, Escalante invente son propre langage et expose son programme dès les premières secondes, dans un plan énigmatique, mutique et abstrait, à la fois organique et cosmique: Trente petites secondes qui vous happent et vous emportent au loin, vers ces régions sauvages où beaucoup se perdent et d'autres, parfois...se trouvent. LA RÉGION SAUVAGE (la regiõn salvaje) de Almat Escalante, avec Ruth Jazmin Ramos, Simone Bucio, Jesus Mencia... Mexique / 2017 / 1h39 Sortie le 19 juillet 2017
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