la révélation A mon époque (mais est-ce encore le cas?), il était de mise pour les élèves des lycées prestigieux du quartier latin d’ afficher un mépris hautain pour ce que nous qualifiions alors de “cinéma commercial”. Il était parfaitement impensable de fréquenter quelqu’un qui avait déjà mis les pieds dans un UGC, aimé "Le Grand Bleu" ou été voir "La vérité si je mens". Nous hantions les petites salles d’art et essai, de rétrospective en rétrospective, avides de voir “tout ce qu’il fallait avoir vu”. Il nous aurait semblé sacrilège de penser que le cinéma put être un divertissement et nous mettions dans notre cinéphilie naissante une application et un sérieux sans doute bien trop scolaires. Il y avait pourtant des instants de grâce, où l’érudition laissait enfin place à l’émotion et au plaisir. Je les découvris pour ma part dans les films de Godard, d’Eustache et de Truffaut. Je comprendrai bien plus tard que ce furent ces films plutôt que d’autres qui me révélèrent que le cinéma allait m’aider à vivre parce qu’on y retrouvait Jean-Pierre Léaud. Pour Truffaut aussi la rencontre de Jean-Pierre Léaud fut une révélation. En regardant les essais qu’il lui fit passer avant de tourner les 400 coups on comprend pourquoi. Il y a dans l’énergie qu’il déploie, comme si sa vie dépendait de ce rôle, à la fois un aplomb déconcertant et une troublante fragilité. Pour le jeune Léaud, devenir Doinel est une urgence, une absolue nécessité. Pour Truffaut c’est une évidence: plus téméraire et plus révolté qu’il ne le fut bien qu’il eusse aimé l’être, il incarne la transfiguration de la vie par le cinéma. Truffaut, Léaud et Doinel vont alors former une trinité magique et maléfique à la fois, cinq films durant. l'immaculée conception Ce qui réunit Truffaut et Léaud à travers le personnage d’Antoine Doinel c’est à la fois le fait de ne pas avoir été assez aimé et d’aimer trop. Enfants non-désirés et délaissés par leurs parents ils ont grandi dans des pensionnats provinciaux, bercés de rêves de capitale, de cinéma et de conquêtes féminines mais ne sont véritablement nés qu’à l’écran. En recevant la palme d’honneur Léaud dit d’ailleurs: “je suis né à Cannes en 1958”. En devenant l’acteur fétiche de Truffaut le petit gouailleur devient également son fils adoptif, logeant dans la chambre de bonne située au dessus de son appartement, partageant son quotidien et son travail à la manière d’un double rétrospectif. Truffaut évoque cette relation avec une gêne teintée de culpabilité. Il avait beaucoup de films importants à faire avec de vrais sujets, de vraies intrigues et chaque nouvel épisode des aventures d’Antoine Doisnel n’était motivé par rien d’autre que l’envie de filmer Jean Pierre, de le voir grandir comme pour mieux comprendre son propre parcours. Il s’agissait d’une démarche introspective et égotique, typique du cinéma d’auteur que la nouvelle vague cherchait à promouvoir, un film sur soi et pour soi. Pourtant c’est parce que le potentiel fictionnel de Léaud transcende en permanence la dimension autobiographique et la trame romanesque qu’ Antoine nous touche tant. Universel et singulier, prosaïque et poétique il est “L’Unique” (pour reprendre le titre du très beau film de Serge Le Peron) parce qu’il ne joue jamais un rôle mais recrée son personnage à chaque plan. Indomptable et imprévisible il ne peut se définir que comme un être en devenir. Il n’interprète pas, il fait du cinéma. C’est là l’enjeu et le sens véritable de la saga. Dans ces films sur rien, où seule la mise en scène compte vraiment on parle de la vie en parlant du cinéma. L’absurdité des “salades de l’amour “ qu’Antoine est en train d’écrire lui est révélée par le spectre de Tati croisé sur un quai de métro juste après qu’ un impossible Monsieur Bébé à venir ait été annoncé par une affiche entrevue en attendant la rame. Il a beau répéter 37 fois son nom devant le miroir, il donne l’impression de ne jamais comprendre ce qu’il fait et ce qui lui arrive. Car qui est Antoine Doinel ? On ne le sait pas plus que lui. Toujours anachronique, pétri de contradictions,en décalage perpétuel avec lui-même, il n’existe que par ses attitudes et ses phrases, par cette petite musique mécanique et légèrement déclamatoire qu’on adore ou qu’on déteste. Il est celui qui teint des fleurs en rouge, dit “on est amoureux quand on commence à agir contre son intérêt” ou “je voudrais que les journées aient trente heures pour pouvoir m’ennuyer davantage” mais on ne sait presque rien de ses sentiments amoureux ou de ses idées politiques par exemple. Truffaut disait de Léaud qu’il était “l’acteur anti-documentaire par excellence”, qu’”il lui suffisait de dire bonjour pour qu’on entre directement dans la fiction voire dans la science-fiction. Il aimait qu’il soit un acteur critique, prenant en permanence ses distances avec les situations dans lesquelles il se trouve, avec ce détachement et cette mélancolie amusée qui frôlent l’absence et permettent d’exprimer des sentiments graves ou des idées fortes en gardant une incroyable légèreté. L’aspect documentaire est pourtant très présent dans la saga (la topographie de la capitale, la vie des immeubles parisiens, les petits métiers, la condition ouvrière…) et les jalons romanesques sont clairement posés (l’enfance dans les 400 coups, la jeunesse et la découverte de l’amour dans Antoine et Colette, le service militaire et les fiançailles dans Baisers volés, le mariage, la paternité et l’adultère dans Domicile conjugal, les remords,les regrets et les bilans amers dans L’Amour en fuite…). Mais Antoine ne participe que très peu à tout cela. Il n’est pas précisément antisocial ou indifférent, il est simplement asocial et égocentrique. Il ne veut pas changer la société (même s’il trouve scandaleux d’avoir le téléphone avant tout le monde parce qu’on connait un député ), il en a peur et cherche à la fuir. La réalité l’effraie, il lui préfère les fantasmagories et les simagrées de l’enfance. Il n’est pas à proprement parler excentrique, il fait simplement les choses à sa manière, celle d’un éternel enfant à la fois apeuré et animé d’une volonté farouche. Lorsque l’adultère prend les traits d’une fée (Delphine Seyrig) ou d’une poupée japonaise il ne peut pas réellement prêter à conséquence ni encore moins être sordide. Lorsque travailler pour les américains consiste à jouer avec des bateaux téléguidés, il n’y a pas lieu de s’inquiéter du capitalisme ou de la mondialisation. le héros d'un cinéma miséricordieux, mi-ange mi-démon L’affaire Doinel ne sera jamais un dossier classé . Pourquoi s’attache-t-on tellement à ce jeune homme pressé qui n’est qu’un courant d’air? Comment expliquer qu’on adore ce type odieux qui après avoir fait croire à la mort de sa mère pour s’offrir un jour d’école buissonnière va faire souffrir toutes les femmes qu’il rencontre et décevoir leurs parents. Peut-être parce qu’on peut tout pardonner à un orphelin errant, à cet elfe au regard de chien battu s’excusant d’avance de tout et plaidant éternellement coupable. Condamner ses faiblesses ce serait juger les nôtres et on est bien content qu’il nous en dispense. Si un type assez généreux pour se cacher lorsqu’il croise un ami qui lui doit de l’argent de peur de le gêner et assez malin pour retrouver une adresse en faisant gagner cinq kilos de Banania rate sa vie par sa faute alors il n’y a plus lieu de rougir de nos propres manquements. Antoine Doinel est également l’ami du cinéphile parce qu’il est son alter-ego. Il nous accueille au sein de la famille de ceux qui, comme le dira Truffaut à Léaud dans La Nuit Américaine “ne peuvent pas être heureux dans la vie réelle mais seulement à travers le cinéma”. Antoine se réfugie dans ses “salades”, nous bottons en touche en nous enfermant dans les salles obscures mais tout est pardonné. Doinel aime les filles qui ont des parents gentils, il les séduit pour être adopté. Nous le trouvons épatant parce qu’il est faible, un peu lâche même, et que ça nous rassure drôlement. J’ai longtemps cru que ma passion pour Antoine tenait au fait qu’il incarnait une sorte d’idéal masculin, magicien du quotidien, fantaisiste inconscient et inaccessible. J’ai compris plus récemment qu’il me plaisait parce qu’il me parlait de ce que je n’aimais pas chez moi, en me glissant à l’oreille que ça n’était pas si grave. enfer et damnation Léaud à vécu sous l’aile de Truffaut, à travers Doinel, pendant plus de vingt ans. Bien qu’il s’en défende, il vivra la fin de la saga comme un abandon. Même s’il tourne encore avec Truffaut, il est à nouveau orphelin. Après l’Amour en fuite Truffaut se désintéresse du sort d’Antoine. Il est (ou est censé être) adulte, il l’a rejoint et la boucle est bouclée. La jeunesse et l’insouciance de Léaud se sont enfuies, Doinel les lui a volées. Il a tant nourri son personnage qu’il a en quelque sorte été vampirisé par lui. Il est la preuve vivante que le cinéma se nourrit du sang de ses acteurs, qu’il est, comme le disait Cocteau “le seul art capable de saisir la mort au travail, à travers le corps de ses acteurs”. Et de fait, dans ses films ultérieurs Léaud demeure hanté par le fantôme de Doinel, qui se réincarne perpétuellement de film en film à travers des personnages de plus en plus sombres. Le jeune homme pressé est devenue une âme errante. l'ère du doute: y a pas assez d'essence pour faire la route dans l'aut'sens On pourrait penser qu’il n’y a pas d’ordre pour découvrir les aventures d’Antoine Doinel ou que le plus pertinent serait de procéder chronologiquement. Mais le sens véritable, un peu comme chez Proust, ne se révèle que si on prend les choses à l’envers, qu’on rembobine le film. On comprend alors, dès l’arrêt sur image du générique des 400 coups où le sourire se fige en rictus, et même peut-être déjà dans le léger tremblement de la voix du célèbre “non moi j’suis pas triste j’suis gai” du bout d’essai, que c’était foutu dès le départ. La légèreté et la liberté d’Antoine lui donnent le pouvoir de s’échapper et de courir mais pas celui de réussir sa vie. Le petit garnement, si content d’arriver sur la plage mais décontenancé de ne pas pouvoir aller plus loin se retourne vers la camera comme pour demander une explication ou simplement appeler à l’aide. Il n’en trouvera pas: La multiplication des flash-backs et des auto-citations de L’Amour en fuite le prouve bien: un rêve d’adulte ça n’est plus d’imaginer l’avenir mais seulement de reconstruire le passé. Léaud le dira dans La Naissance de l’amour de Philippe Garrel “il faudrait être fou pour provoquer l’avenir, personne n’ose provoquer l’avenir”. En devenant une page incontournable de l’Histoire du cinéma Antoine Doinel trouve pourtant sinon un futur du moins une formidable postérité. Loin d’ être un bon père pour Alphonse, il l’est pour les acteurs et les metteurs en scène qui a nourri. Dans Les Chansons d’amour Christophe Honoré fait par exemple dire, en 2007, à un Louis Garrel aussi lunaire et fantaisiste que l’était Antoine: “ton poste de télévision est vraiment épatant”, alors qu’on ne trouve plus rien d'épatant depuis la fin des années 60. Lucas Belvaux confie également avoir écrit Pour rire uniquement pour le plaisir de voir jouer Jean-Pierre et en pensant à Antoine Doinel, à ce qu’il aurait pu devenir bien des années plus tard, pour entrer dans l’Histoire du cinéma à ses côtés: “on ne parlera sans doute plus de moi dans cinquante ans mais on parlera de Pour Rire parce que c’est en quelque sorte la dernière aventure d’Antoine Doisnel.” Il était sans doute bien présomptueux: les fils d’Antoine n’ont pas fini d’illuminer le cinéma français, de le sauver de la complaisance, de la “qualité France” ou du penchant naturaliste. Ce jeune homme dont la vie ressemble à un feu de Bengale est éternel. Des groupes électro samplent ses répliques les plus célèbres, Philippe Delerm lui a consacré une thèse (oui oui!), Laetita Masson un film. Lui dont aucune femme n’est parvenue à partager la vie fera à jamais partie de la nôtre.
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Auteur
Sophie Louge est enseignante en Lettres, spécialiste du Nouveau Roman, et collabore à plusieurs revues et livres consacrés au cinéma Archives
Juillet 2017
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