Pour son 70ème anniversaire, le festival de Cannes a remis en lumière, à travers sa sélection “classics”, les films qui ont fait son histoire et défrayé la chronique en leur temps. Paparazzi, sorte de making-off ironique et décalé réalisé par Rozier sur le tournage du Mépris, y figurait aux côtés de monuments tels que L’Atalante, Blow up ou La Nuit du chasseur. Belle manière de rendre hommage à cet enfant terrible de la nouvelle vague, cinéaste hors normes et sans concession, injustement ostracisé par les producteurs et relativement boudé par le grand public. Belle occasion également de se (re)plonger dans une filmographie toute bleue, dont la fantaisie et la fraîcheur savent si bien donner envie d’aimer l’été, les vacances, le cinéma et la vie. Tendres mais jamais mièvres, loufoques et graves, improvisés et très travaillés à la fois, les films de Rozier ne ressemblent à rien de connu. Ils constituent un ailleurs cinématographique, une villégiature cinéphilique. On réouvre donc avec bonheur cette parenthèse enchantée, éphémère mais indélébile. un cinéaste en bleu de travailJacques Rozier n’aura réalisé que 4 films en 25 ans, de 1962 à 1986. Godard a découvert ses premiers courts-métrages et considérait Adieu Philippine comme l’emblème esthétique de la Nouvelle Vague. Truffaut l’admirait et, à l’époque où la couverture des Cahiers était jaune, ses films en ont souvent fait la Une. Mais les producteurs l’ont toujours fui comme la peste: avec son air de marin buté Rozier traîne une réputation de boulet caractériel et asocial. Il est le cancre de la Nouvelle Vague, celui qui n’a jamais voulu entendre raison et apprendre à faire des concessions, l’éternel enfant pour qui l’irresponsabilité et le jeu sont les conditions sine qua non de la liberté et de l’authenticité. Rozier n’a pourtant rien d’un cinéaste maudit à la Eustache. Pas de névroses ou d’angoisses existencielles chez lui, pas de questionnement aporétique sur le sens de la création. Il laisse à d’autres les théories philosophico-politiques et les lamentations alcoolisées dans les cafés enfumés du quartier latin. Rozier est un homme simple et un homme heureux. Et puis il n’a pas le temps pour ça. Au quotidien Rozier travaille à l’ORTF et réalise des dramatiques à la chaine pour gagner sa vie. Pendant les congés d’été, il part en vacances avec sa camera et travaille pour lui. C’est sans doute pour cela que souffle dans ses films un tel vent de liberté, une telle disponibilité au monde et à l’aventure.Rozier est donc à la fois un grand professionnel de la réalisation et un cinéaste dilettante, ce qui rend ses films profondément singuliers. Tel le béotien devant une oeuvre de Klein, on serait tenté de penser qu’avec ses petits films de vacances, Rozier est bien gentil, mais qu’on pourrait faire pareil ou à peu près. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait faux et c’est précisément en cela qu’il invente une nouvelle manière de faire du cinéma. Format 16mm, une seule prise par plan, éclairage naturel, son ambiant et cadrage aléatoire: Rozier filme comme un amateur mais est loin d’en être un. S’il avait cherché à maîtriser l’aléatoire il se serait éloigné de la réalité. Or la fiction, la vraie, celle dans laquelle l’imaginaire aime à se réfugier ou à s’aventurer, ne peut naître que de ce qui a vraiment lieu. En cela la révolution de Rozier est plutôt un retour aux sources, au cinéma qui, selon les frères Lumière, devait avoir pour ambition d’être receptif à ce qui advient, indépendament de toute intention idéologique ou esthétique. Pas de cut, pas de dialogues écrits: Rozier regarde autour de lui et filme. Difficile dans ces conditions que les acteurs cabottinent et que les spectateurs puissent faire la difference entre professionels et amateurs. “Quand on tourne avec Rozier, explique Pierre Richard, on peut mettre ses petites ficelles au placard, on redevient vierge de toute experience et totalement libre”. L’histoire d’un film de Rozier c’est donc avant tout celle de son tournage. Les rires et les cris des jeunes filles du côté d’orouet pendant la scène de bateau ne seraient pas les mêmes si elles n’étaient pas tombées à l’eau à trois reprises, et le cameraman avec. Elles sortent sans cesse du cadre, on entend mal ce qu’elles disent mais c’est si vivant qu’on ne peut que se laisser embarquer. des jeunes filles bleu cielComme la robe de la vierge, les personnages de Rozier sont bleu pâle. Même à travers le noir et blanc d’Adieu Philippine on devine le marine délavé des jeans et des marinières. L’idée de virginité est au cœur du propos et du projet cinématographique. Elle est moteur de fiction parce qu’elle appelle l’évolution, les revirements de situation, les hésitations et les contradictions. Les jeunes filles voudraient la perdre sans vraiment oser et la regardent comme une frontière un peu floue qui sépare de l’âge adulte, un horizon qui fait rêver et effraye à la fois. Sur la plage d’Orouet elles fixent des rendez-vous auxquels elles ne vont pas, se goinfrent de choux à la crème en gloussant avant de dévorer un livre de régime, désirent faire du cheval ou du bateau puis n’en ont plus envie. Ces fausses ingénues sont désarmantes parce qu’elles sont désarmées. Les regarder comme des petites allumeuses inconséquentes serait passer à côté de la beauté éphémère et de la fragilité des instants qu’elles sont en train de vivre, sur le fil, juste avant le plaisir, à la frontière du phantasme enfantin et du désir féminin. Les cha cha que dansent les héroïnes d’Adieu Philippine illustrent parfaitement cet état d’esprit: on tourne et on retourne, on avance et on recule dans un va et vient jouissif. Elles rient puis font la tête, disent parfois oui parfois non comme si elles espéraient créer un mouvement de balancier capable de retenir le temps. Elles ne savent pas encore que ce qu’elles prennent pour l’antichambre du plaisir en est le paroxysme. Rozier semble penser, comme Freud, que les hommes jouissent de regarder et les femmes d’être regardées: une fois les yeux clos et le lumière éteinte, il n’y a plus rien à espérer ni à filmer. Ses quatre films sont à la fois totalement asexués et hypersexuels. Pas de couple ni d’aventure sentimentale mais un désir qui envahit tout, décors, actions, dialogues. Les voiles qui claquent, les jeunes filles toutes mouillées, les mâts qu’on enfourche, les pêches juteuses qui attirent les guêpes créent une atmosphère d’une sensualité obsédante. Comme la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague Rozier filme donc la jeunesse. Pourtant on ne retrouve pas grand chose des préoccupations de l’époque dans Adieu Philippine ou dans Du côté d’Orouët. Le cinéma n’est pas là pour rendre compte de l’air du temps mais au contraire pour s’en échapper. Ni féministes ni révolutionnaires les jeunes filles de Rozier sont, pour reprendre la définition que Claude Jade donne d’elle même dans Baisers volés, des “anachronismes vivants”: pas d’homme dans la maison, pas de relation sérieuse avant le mariage, de parfaites rosières en somme. Ce n’est pas la jeunesse de son époque qui intéresse Rozier mais la jeunesse tout court. Parce qu’elle garde de l’enfance cette spontanéité et cette candeur qui rendent tout possible, font croire aux miracles et donnent envie de rêver. Elles n’ont pas précisément conscience de l’émoi que suscitent leurs tout petits bikinis mais elles espèrent vaguement qu’ils sauront empêcher un jeune homme de partir combattre en Algérie ou un été de finir. des parenthèses bleu marineLes films de Rozier commencent invariablement dans la grisaille du quotidien urbain. Mais ce gris est toujours un peu bleu parce qu’il contient un désir d’ailleurs et d’autre chose. Un train gare Montparnasse, une agence de voyage, un secrétariat ou un studio de télévision n’ont aucune raison d’être bleutés sinon parce qu’ils servent d’écrin à ce qui va suivre: les congés, la mer, la liberté. Les vacances de Rozier ne sont pas de celles qu’on réserve six mois à l’avance, rassurantes et prévisibles. Le départ y implique de quitter sa zone de confort, de se confronter à l’inconnu et de se rendre disponible à l’imprévu en jetant par dessus bord ses repères et ses certitudes: lâcher prise pour commencer la grande traversée, peut-être du miroir, en tous cas de l’océan. Car pour aborder l’univers de Rozier, pour que le charme opère et que l’aventure commence, il y a toujours un bateau à prendre. En Corse, à Yeu ou à Orouët c’est l’insularité qui rend la rupture tangible. Menez laisse à terre sa femme et sa casquette de contrôleur, les amies d’Adieu Philippine larguent leurs parents et celles d’Orouët leur travail, les passagers de Pierre Richard jettent valises et portefeuilles à la mer. Alors tout peut commencer, tout peut être réinventé. L’érosion causée par le sel marin nivelle les âges, les langues et les positions sociales pour créer d’autres rapports, aussi authentiques qu’improbables. Au bord de l’océan on peut voir une employée mener son parton par le bout du nez ou bien une avocate, un marin et une danseuse brésilienne faire la java dans une salle des fêtes en frappant sur des chopes à bières avec une petite cuillère. L’alcool et la danse ont raison de tous les préjugés, le bleu originel réconcilie avec les autres et avec soi-même. En ce sens, si les films de Rozier ne sont pas à proprement parler engagés ils n’en proposent pas moins une utopie philosophico-politique inspirée par une idéologie ouvertement libertaire. Avant d’embarquer les personnages perdaient leur vie à la gagner et passaient à côté des autres à force de se croire plus forts. Menez voulait être pilote de ligne et explorer les quatre coins du globe. Il est devenu contrôleur sur la ligne Paris-Nantes/Nantes-Paris parce que la sécurité de l’emploi, c’est important pour faire vivre sa famille. Il n’est même plus sensible à la beauté des femmes: il ne pense qu’à les verbaliser pour augmenter le nombre d’étoiles sur sa casquette. Mais loin de son uniforme et à quelques encablures du plancher des vaches il va devenir le roi de la samba, héritier de Maurice Chevalier et future star de Broadway. Et ce qui vaut pour les personnages vaut également pour les acteurs, qui jouent sans filet et sans partition, au gré des rencontres avec les gens du cru et des aléas du tournage. Faire un film avec Rozier c’est une aventure qu’on n’oublie pas. Comme l’explique Bernard Menez “on ne sait pas bien ce que l’on fait ni ou on va”, mais c’est un bien beau voyage qui peut se terminer par un prix Jean Vigo sans qu’on ait compris comment. Rozier semble dire à ses comédiens, comme Pierre Richard à ses apprentis-vacanciers: “Robinson, démerde toi!”. C’est là l’ambition essentielle de son cinéma: les personnages contre le scénario, les acteurs contre la direction d’acteur, les êtres humains contre leur condition et le rêve contre la réalité. Naïf certes mais incroyablement rafraîchissant. Rozier recherche systématiquement ce qui crée la panique sur le plateau et fait basculer le scénario: guêpes, anguilles, tempêtes, les comédiens ne sont au courant de rien et surpris par tout. C’est cette surprise qu’il veut filmer, ces dérapages, cette victoire de la déraison sur le plan de tournage. Il a fallu boire et chanter des nuits entières pour tourner la scène du roi de la samba, sans que personne ne sache exactement quand Rozier filmait ou non. Alors forcément le regard libidineux et hagard de Menez gagne en authenticité… Mais le génie de Rozier est de savoir s’arrêter juste avant de se noyer dans le grand n’importe quoi pour obtenir un mélange de poésie et de vérité qui permettent au quotidien et au trivial de devenir source d’émerveillement. Il se tient en équilibre entre l’insignifiance des évènements filmés et la densité de réalité qui leur confère une importance suffisante pour nous passionner. un atterrissage bleu nuit: le blues selon rozierLes personnages de Rozier ont certes le pied marin mais leur coeur reste à terre. Ils ont l’insouciance mélancolique de ceux qui savent que le bonheur n’est qu’une échappée, une brèche dans la temporalité, aussi fulgurante que fugace. Ils l’étirent de toutes leurs forces mais la réalité finit toujours par la colmater: on ne fuit que parcequ’on est poursuivi et toute la ferveur du départ réside dans la conscience de l’inéluctabilité du retour. Le bleu ciel, qui s’était épanoui en marine, finit toujours par virer au noir: l’automne pointe son nez à Orouët et rend la mer plus sombre, les bancs de sable rappellent à Menez la proximité de la route et des voitures toutes grises qui vont le prendre en stop jusqu’à la gare de Nantes, une convocation militaire ramène à Marseille. L’été finissant, la civilisation reprend ses droits. Les personnages redeviennent des adultes responsables et soumis qui iront faire la guerre, se marier ou travailler. Ils n’en sont pas plus surpris que de voir l’automne arriver: n’est pas Michel Poicard qui veut et les personnages de Rozier n’ont pas la fuite héroïque. Ils savent qu’il n’auront qu’un temps le courage d’échapper à leur lâcheté. Alors ils jouent la montre et remontent le temps pour vivre le présent au futur. On part à Orouët en septembre pour avoir l’impression que l’été ne va jamais finir, on cherche des îles désertes, des maisons sans salle de bain et on danse la bourrée plutôt que le twist. Tout ce qui éloigne le spectre de la réalité présente est bon à prendre, le folklore, le patois et les langues étrangères autant que les contrées inconnues. Mais il suffit d’un rien, un transistor sur une plage, un journal, une lettre ou un coup de fil, pour que le ciel s’assombrisse et annonce un retour qu’on n’avait jamais vraiment oublié. Jusqu’aux prochains congés, au prochain été ou au prochain film…
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Auteur
Sophie Louge est enseignante en Lettres, spécialiste du Nouveau Roman, et collabore à plusieurs revues et livres consacrés au cinéma Archives
Juillet 2017
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