Par Innana Ivert Premier film de Dong Yue très récompensé (Grand Prix au festival du film policier de Beaune 2018 et Prix bien mérité pour l'acteur Duan Yihong au Festival International du Film de Tokyo 2017). Au tournant du siècle (1997), dans une Chine industrielle en passe de céder à la mondialisation capitaliste, Yu Gowei est chef de la sécurité dans une grande usine. La police enquête à proximité sur une série de meurtres, des jeunes femmes, dont on retrouve les corps mutilés et violentés. Yu est fasciné par cette série de crimes et prend sur lui d'assister (contre leur volonté) les policiers dans leur investigation jusqu'à l’obsession. Le film aborde plusieurs thématiques. La rétrocession de Honk Kong à la Chine a changé en profondeur la société chinoise, avec la privatisation de nombreuses entreprises d'Etat. Beaucoup d'employés ayant dédié leur vie à leur usine se retrouvent ainsi chassés de leur lieu de travail (et de vie pour nombre d'entre eux). La société chinoise se voit obligée de s'adapter à de nouvelles mentalités et c'est particulièrement violent pour des travailleurs qui ne vivent que par devoir envers leur employeur et leur industrie. Yu Gowei épelle d'ailleurs son nom dans la première scène du film (construit en flash back) comme « résidu inutile d'une nation glorieuse », se considérant comme mis au banc de la société par cet événement. Il n'a pas tout a fait tort, mais pas vraiment raison non plus : il s'est lui même mis dans cette situation terrible, à vouloir à tout prix se prendre pour un grand inspecteur (qu'il n'est bien évidemment pas). Cette enquête le hante, le tourmente, au point qu'il se retrouve à imaginer des hypothèses et des stratagèmes pour les vérifier qui, au fur et à mesure du film, flirtent avec la légalité et la moralité, jusqu'à en dépasser les limites. Plus le temps passe, plus il s'enferre dans ses mensonges, ses petites manipulations, et plus la situation tourne au cauchemar, jusqu'au point de non retour. Yu veut donner un sens à sa vie, être bon, efficace, il y croit, quasiment jusqu'au bout, pour finir par toucher le fond… L'ambiance du film suit parfaitement cette descente aux enfers, l'atmosphère est poisseuse, il pleut en permanence, tout est couvert de boue (cet hiver-là a été particulièrement destructeur dans le sud de la Chine, avec des tempêtes et des pluies causants de nombreux dégâts matériels et l'évacuation de plus d'un million d'habitants). Le réalisateur, grâce à un étalonnage des couleurs bleu-gris, très éteint, nous plonge avec le personnage principal (et toute la Chine industrielle de l'époque) dans une sorte de dépression d'où on ne peut s'imaginer sortir victorieux. Les plans sont sublimes, en décors naturels (tourné dans la province du Hunan) et permettent de se sentir immergé dans le récit. Même si on n’adhère pas aux actions de Yu, on saisit parfaitement pourquoi il se sent obligé de poursuivre sa quête. La scène de poursuite dans l'usine rouillée, mouillée, vide et sa suite dans la gare de triage est particulièrement prenante. Bref, ce thriller très réussi se démarque nettement des « polars de l'été » par la profondeur de son tons et des personnages, la justesse des acteurs et le soin apporté à la réalisation. Ne ratez pas ce petit bijou... vestiges (inutiles) d'une nation glorieuse Par Hyppolite Büro (attention y aura du SPOIL) Yu Guowei, littéralement "vestige d'une nation glorieuse", c'est le nom du personnage principal, un nom qui sonne comme une condamnation, et qui résume d'une formule lapidaire son destin tragique et celui d'un pays oublié, la Chine maoïste. C'est de cette lapidarité, cette concision dans l'usage des symboles, que le film de Dong Yueh tire une grande partie de sa force, et en fait à mes yeux l'anti-Blackkklansman, en ce qu'il réussit là où la charge bordélo-politique de Spike Lee échoue: arriver à mêler une intrigue de polar à une peinture d'un moment-clé de l'histoire d'un pays, et en feignant parler du passé nous parle d'aujourd'hui. Mais reprenons. Dès la scène d'ouverture, où Yu Guowei décline son identité au fonctionnaire pénitentiaire, tout est dit de la psychologie du personnage, qui s'est accroché jusqu'à la folie à l'illusion que le système reconnaitra ses mérites, alors qu'il n'est rien d'autre qu'un rouage, jadis opiniâtre, aujourd'hui brisé dans une machine rouillée, s'obstinant à tourner quand tout s'effondre autour de lui. Si les autres personnages (le commissaire Zhang, Yanzi la prostituée, Liu le jeune assistant de Yu) semblent à première vue échapper à une pareille fatalité, il n'en demeure pas moins qu'ils se croient tous un avenir : Zhang souhaite finir ses jours dans le village de son enfance, Yanzi devenir coiffeuse à Hong-Kong (l'action se déroule en 1997, année de la rétrocession de l'enclave à la Chine Populaire), et Liu suivre les traces de son "maître". Ce qui frappe dans les différentes scènes d'expositions des personnages, c'est leur solitude : isolés dans la foule, dans le théâtre d'ombre d'une gigantesque usine, dans les bureaux impersonnels du commissariat, dans un bal lugubre, leurs rêves paraissent si dérisoires qu'ils en deviennent pathétiques. A cet égard la mise en scène de Dong Yueh est particulièrement forte : les personnages sont écrasés par les paysages, le ciel plombé, la boue omniprésente dans laquelle ils pataugent, se battent et se débattent. Les véhicules tombent constamment en panne, seule trace d'humour décelable dans un récit tragique, encore est-ce de l'humour noir, en ce qu'elle est la métaphore transparente du piège kafkaïen de leur existence : personne ne peut s'échapper de cette "colonie pénitentiaire". Si dans les scènes d'action la caméra s'active, elle privilégie dans toutes les autres scènes la fixité, l'immobilisme, quelle que soit la valeur de plan, large, rapproché ou gros ( ces derniers étant d'ailleurs rares, et quand il y en a c'est plutôt pour filmer un objet, une surface, destinés à transmettre davantage une sensation qu'une information au cerveau du spectateur), la caméra se tenant la plupart du temps à distance des personnages, comme pour les observer d'un point de vue neutre. La direction d'acteur, au diapason de la mise en scène, est sobre, laissant tout loisir aux comédiens (tous excellents) de déployer toute une palette d'émotions par la seule force des regards, sans jamais verser dans le pathos. Un grand soin a aussi été apporté à la photo du film (Dong Yueh est un ancien chef-op'), dessaturée, baignant l'action dans une tonalité grisâtre dont toute vitalité a fui, procédé mille fois employé mais ici à bon escient, surtout quand il est contre balancé par les rares tâches de couleurs qui n'apparaissent qu' à des moments bien spécifiques: l'intro, la fin et toutes les scènes avec Yanzi, ce qui peut signifier deux choses : soit que ces scènes représentent la vie, ou l'espoir de la vie, soit qu'elles ne soient qu'un rêve, une illusion cruelle à l'image de la seule autre scène colorée du film, celle de la remise de médaille où Yu se vit l'espace d'un instant en héros communiste de la nation, un mensonge déguisé de l'exploitation cynique sous le joug duquel il vit, et dépérit. Et puis bien sûr il y a la pluie, cette pluie omniprésente qui les enferme, les piège, cette pluie qui est le vrai adversaire de l'histoire, bien davantage que le MacGuffin du tueur en série sévissant dans les rues de cette ville maudite. Cette pluie, c'est tout à la fois le symbole du Déluge qui emporte le monde ancien pour faire place au nouveau, et la main du Destin qui par son caractère implacable, va doucher les espoirs des protagonistes. Emportés par les boues torrentielles, les personnages ne cessent de glisser, tomber, tentent en vain de remonter des pentes toujours hors de portée, tels des Sysiphes modernes condamnés par les Dieux lointains du Comité Central, marionnettes privées de leur libre-arbitre sans même qu'elles en aient conscience. Pas étonnant dans ces conditions, face à une telle adversité, que les seules issues possibles se trouvent dans la folie ou la mort. Yu plongera dans l'une, Yanzi choisira l'autre, quand la dernière lueur d'espoir, à savoir l'amitié qu'elle croyait la lier à Yu, s'envolera. Yu poursuit une chimère, et c'est pour ça que l'énigme demeure irrésolue : il court après lui-même, l'idée qu'il se fait de sa destinée, qui n'était qu'un miroir aux alouettes. Peu importe l'identité du meurtrier, même s'il l'avait trouvé ça n'aurait rien changé. Ce qui nous est donné à voir, c'est la quête éperdue d'un homme sans qualité, déterminé à devenir quelqu'un aux yeux d'un système auquel il croit mais qui le nie en tant qu'être humain, quête perdue d'avance, dramatique et vaine, n'étaient les conséquences funestes auxquelles sa passion le mène. C'est de cette adéquation minutieuse entre le destin des personnages et celui du Pays que provient la réussite du film. Dong Yueh n'a pas besoin de marteler son message à grand renfort de dialogues , d'allusions plus ou moins cachées, de clin d'œil à notre époque (oui, Spike, c'est à toi que je parle), ce sont ses images qui le font pour lui. Et même si la presse à justement fait le rapprochement entre ce pitch et celui de son confrère coréen Bong Joon-Ho Memories of murder, je rattacherais davantage son œuvre de celle de Wang Bing et de son monumental A l'ouest des rails, qui documentait l'agonie du gigantesque complexe industriel de Ti Xi au tournant du siècle. En tournant ce film crépusculaire sur la fin d'une époque, qui a entrainé toute une génération dans les poubelles de l'Histoire, Dong Yueh signe une œuvre poignante, plastiquement impressionnante, et définitivement politique. Indiscutablement un auteur est né, avec lequel il va falloir compter. Est-ce que le Bureau de la Censure chinoise va lui laisser les coudées franches, ou le broyer comme Yu Guowei s'il réalise ce que ce film a de subversif, voilà qui sera intéressant à observer. A suivre. UNE PLUIE SANS FIN (the looming storm) écrit et réalisé par Dong Yueh, avec Duan Yiong, Jiang Yiyan, Yuan Du, Zheng Wei Chine / 2018 / 116mn
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