par Hyppolyte Büro, de retour des Enfers Sur les flots gris d'un fleuve autrefois célébré, sous les branches nues des forêts abattues soutenant un ciel noir pleurant l'empire perdu, vogue une triste péniche, brinquebalante et usée. A son bord, une poignée d'hommes déchus, pauvres soldats vaincus, brisés par la défaite et la captivité. Mais désormais le front est loin, la guerre passée, et les prisons fermées. Pour cette poignée de réprouvés, c'est le retour au Pays, à l'Arrière, comme on disait alors ici. Et là-bas : l'Hinterland. Le Pays Intérieur. En Autriche. En 1920. Pour Peter Perg et sa clique de gueules cassées , le retour est amer : démobilisés, pour ne pas dire abandonnés à leur sort par une nation ruinée, leur seule perspective d'avenir se réduit à la soupe populaire ou à la délinquance. Sauf que Perg à un atout : la police viennoise, dont il était membre avant-guerre, et pour laquelle il va reprendre du service quand ses anciens camarades de tranchées commencent à se faire écharper par un mystérieux assassin. La Mort rôde dans la Ville torve, alors que les contractions d'une Révolution communiste agite les milieux populaires, ce dont ne veulent ni la police ni ceux qui la commande, mais Perg n'en a cure et se lance tête baissée à la poursuite de l'assassin ; mais que peut un homme comme lui, rongé par les remords et les désillusions, face à un Mal si féroce, si sauvage, pire encore que celui qu'il croyait affronter, pendant toutes ces années de tranchées, vécues en vain ? Très vite Perg s'abîme, perd pied, dans une Autriche qui elle même ne se reconnait plus mais refuse de reconnaitre sa défaite; il s'enivre dans les cafés, danse à en perdre la tête, (mais est-ce un rêve?), se réfugie dans les bras de la médecin légiste avec laquelle il collabore dans l'espoir d'aimer à nouveau. En vain. Perg est maudit, comme l'assassin qu'il pourchasse, un damné parmi tant d'autres, incapable d'aimer, incapable de vivre normalement après des années d'horreur, en dépit de quelques moments d'amour qu'il va vivre avec Theresa la légiste. Hinterland, c'est avant tout ceci : une intrigue de polar archi-classique (l'ex-flic revenu de tout qui reprend du service pour une dernière affaire, un meurtrier insaisissable qui signe ses crimes de la façon la plus baroque possible, des policiers véreux couverts par une hiérarchie corrompue, une ville minée par la criminalité et l'impunité des puissants) mais néanmoins efficace, avec l'originalité d'avoir fait du personnage féminin principal, le docteur Körner, non pas une énième demoiselle en détresse mais au contraire une médecin légiste aussi chevronnée qu’opiniâtre. Cependant s'arrêter à l'intrigue serait passer à coté du film, car son propos dépasse largement ses enjeux. Plus encore que l'histoire, c'est l'ambiance irréelle dans laquelle il baigne qui retient l'attention. Tout y est distordu, poisseux, glauque comme issu du cauchemar d'un aliéné. Peut-être est-ce celui de Perg, ou celui du tueur, précurseur d'un Mabuse encore à naître mais qui prophétise déjà la folie meurtrière qui va emporter l'Europe dans la décade suivante. Et pour mettre en image sa vision hallucinée, Ruzowizky a eu une idée aussi audacieuse que risquée : remettre au goût du jour l'esthétique expressionniste du Docteur Caligari, rien de moins !. Pari risqué, tant il implique du spectateur qu'il accepte de rentrer dans un monde faits d’angles impossibles, d'immeubles penchés défiant la gravité, de clair-obscurs tranchants comme des rasoirs, de contre-sens géométriques, bref, de rentrer dans le jeu de l'Artificialité. Pari réussi néanmoins en ce qu'il parvient, comme son glorieux ancêtre, à transcender la représentation naturaliste de la réalité pour nous la montrer tel que la perçoivent les personnages : un monde malade et voué à la ruine, vu par des hommes malades et voués au malheur. Empruntant autant à la littérature de l'époque (on pense parfois au Berlin Alexanderplatz de Döblin ou aux Réprouvés de Von Salomon) qu'aux chefs-d’œuvres du Cinéma expressionniste allemand pour en nourrir son style, Hinterland fait la preuve qu'on peut signer un pur film de genre et dire quelque chose de pertinent sur notre époque, en ce qu'il souligne l’extrême dangerosité de la pulsion de mort cachée au plus profond de notre psyché quand elle est associée à un culte toxique de la virilité ; mélange explosif qui a précipité jadis notre continent dans l'Abîme, et pourrait bien un jour l'y replonger encore. HINTERLAND réalisé par Stefan Ruzowizky, avec Murathan Muslu, Max Von Den Groeben, Liv Lisa Fries... Autriche / 2022 / 1h38 / VOST
0 Commentaires
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser un réponse. |
sorties
découvrez les films en avant-première, ainsi que les sorties récentes à ne pas rater selon mon humble avis (mais vous faites ce que vous voulez). Archives
Janvier 2023
Catégories
Tous
|