sea, sex and blood: amélie poulain dans le labyrinthe de la guerre froide La Forme de l’eau, dernier film de Guillermo Del Toro, à la fois terriblement attendu et incroyablement dérangeant, est incontestablement envoûtant. Ce conte, que l’on pourrait regarder avec des yeux d’enfant, est avant tout une fable pour adultes avertis interrogeant nos pulsions cinéphiliques, civiques et sexuelles. il y aurait des raisons de penser... La forme de l’eau semble d’abord avoir tout pour agacer: balloté au gré des références et des citations, sombrant dans le politiquement correct, noyé sous des tonnes de bons sentiments usés jusqu’à la corde, on pourrait craindre que ce beau navire ne s’enlise dans les bas-fonds d’un cinéma fantastique qui ne serait plus que son propre reflet. Elephant Man, La Belle et la Bête, E.T (et tant d’autres encore) nous l’ont assez démontré: l’intolérance est un péché. L’habit ne fait pas le moine et on ne saurait juger ou exclure au nom de l’apparence et de la différence sans s’exposer à la foudre divine. Le racisme, le sexisme et le mépris de classe sont la honte de l’humanité, amen. Mais évidemment l’amour est plus fort que tout et le Bien finit toujours par triompher: CQFD, youpi. Alors oui, en voyant cette petite brunette, gentillette et simplette, le spectre d’Amélie Poulain nous a glacé le sang. En la découvrant au milieu d’objets flottant dans une lumière maronnasse-verdâtre, on a eu peur d’avoir à endurer un delicatessen II. Et puis on a craint en découvrant le laboratoire un énième avatar de La Mouche… et pourtant... Mais lorsqu’on a découvert la Bête tout a changé: tout à pris sens et on est resté englué dans notre siège jusqu’à la fin. Comme quoi, répéter qu’il ne faut pas se fier aux apparences n’est peut être pas si inutile… Car c’est le monstre qui donne au film toute sa cohérence et son audace. Il fait le lien entre les univers et les références, justifiant des partis pris esthétiques qu’on aurait pu penser gratuits en les rendant nécessaires. Cette créature hybride, mi-homme mi-poisson, mi-Dieu mi-bête, est forcément dérangeante. Perpétuellement menacée, elle impose tout naturellement un univers entièrement souterrain, un labyrinthe où on ne voit jamais le jour, où il faut perpétuellement se cacher, franchir des portes, traverser des couloirs. Divinité ambivalente, capable de donner la mort aussi bien que de rendre la vie elle fait le lien entre la candeur de notre brunette et le sadisme sans scrupules de ces agents américains avides de pouvoir et de domination. qui est le monstre? Bien sûr que cette créature est douée d’intelligence et d’humanité. Mais elle est surtout le plus profondément humain des personnages du film. Elle n’attaque que quand sa survie est menacée, aime ceux qui lui veulent du bien, connaît le sens du repentir et de la dette. Mais elle n’a pas la naïveté d’Elisa ou de son voisin de palier. Elle sait d’instinct qu’on ne vit pas au pays de Candy et que les marginaux ne peuvent attendre d’amour et de soutien que de leurs semblables. Merci monsieur le monstre, vous nous sauvez de la mièvrerie manichéenne du conte de fées. On comprend bien en effet que si une bataille est gagnée, la guerre est perdue d’avance: mieux vaut l’accepter et vivre entre soi, caché (ou noyé parce qu’il y a incontestablement une ambigüité dans cet happy end aquatique…) au fond de l’océan. Evidemment, l’agent Strickland, derrière son apparence d’américain modèle dévoué à sa famille et à sa patrie, va se révéler de plus en plus monstrueux. Ses doigts deviennent noirs et puants, il se gave de pilules et de bonbons verts qui le rendent suant et visqueux, bref il se rapproche peu à peu de tout ceux qu’il méprisait au nom du bruit, de l’odeur et de la laideur physique ou morale (les agents d’entretien, de couleur surtout, les homosexuels, la bête…). Le monstre, comme Edward aux mains d’argent chez Tim Burton, est introduit dans un univers familier (l'Amérique des années 60, le film d’espionnage, la guerre froide, le rejet des minorités) pour exacerber les comportements les plus vils comme les plus courageux et compter tristement les points. Car ne nous y trompons pas: la mort de Strickland, aussi juste et méritée soit-elle, ne changera pas la face du monde. hymne à la tolérance ou résignation réactionnaire? Si La forme de l’eau dénonce tous les travers de d’une Amérique désenchantée, celle d’après le Vietnam, d’après l’assassinat de Kennedy (mais peut-être aussi d’après l’élection de Trump…), le film n’a rien d’un appel à la révolte. Mais, sans être politiquement ou socialement révolutionnaire, il fait malgré tout sa petite mutinerie d’alcôve. Car davantage qu’une épopée sociale à la morale manichéenne, La Forme de l’eau est avant tout une plongée dans les méandres et les mystères du désir féminin. sensualité, cruauté, sexualité N’en déplaise à ceux qui emmènent leurs bambins prendre un bain de féérie et de bons sentiments, La Forme de l’eau est extrêmement sensuel dans sa forme et fondamentalement sexuel dans son propos. C’est d’ailleurs incontestablement ce qu’il a de plus intéressant, de plus réussi et de plus subversif. La petite Elisa, sous ses dehors candides et, disons le, un peu nunuches, est diablement plus délurée qu’une Amélie Poulain à l’américaine. Son existence de jeune fille rangée, son quotidien morne et vide cachent une véritable orgie sensuelle. Elle n’est pas douée de parole mais tous ses sens sont à l’affût des plaisirs charnels que peuvent procurer les évènements les plus insignifiants en apparence. Son intérieur, ses rituels sont sexuels autant qu’aquatiques: prendre un bain (surtout quand on ne fait pas que s’y laver…), faire cuire des œufs ou choisir une paire de talons aiguilles sont autant de jouissances muettes que trahissent ses yeux de biche écarquillés et son sourire équivoque. Cette sexualité est d’autant plus troublante qu’elle a l’inconscience curieuse d’une libido virginale. Découvrir son corps, rechercher le mécanisme de son propre plaisir, regarder avec avidité bouillir des œufs qui pourraient bien un jour germer dans son ventre sont autant de manières inconscientes de préparer l’arrivée de la Bête. Mais Guillermo Del Torro (drôlement bien renseigné pour un homme comme il l’avait déjà démontré dans Le Labyrinthe de Pan) va plus loin encore en nous montrant que, chez la jeune fille, le sexe est indissociable de l’effroi et l’attraction de la répulsion. Gâteau gélatineux et piquant, si beau en apparence mais dans lequel on regrettera d’avoir croqué, pièce interdite où comme les femmes de Barbe Bleue elle ne peut s’empêcher de pénétrer mais se trouve immédiatement menacée; tout ce qui attire est à l’image du monstre: désirable parce que dangereux ou interdit. La guerre froide, comme l’Espagne franquiste du Labyrinthe de Pan devient ici aussi terrifiante qu’excitante: pas de plaisir sans peur, pas de douceur sans cruauté. En outre, si l’on tient compte du fait que le monstre est une divinité, l’exploration de la libido féminine devient plus universelle et nous renvoie alors à l’essence du désir humain tel que la mythologie l’a représenté: une volonté de dépasser sa condition pour accéder à une forme de toute puissance et d’éternité. N’est-ce pas ce que suggère la transformation progressive d’Elisa en femme poisson? (parce que n’est ce pas faire l’amour sous trois mètres d’eau n’est pas donné à tout le monde…) Au final, Elisa devient donc héroïque malgré elle et ce film, qui aurait pu être un joli patchwork de clichés, un jeu envoûtant entre idéaux et tabous. On ne regrettera pas de lui avoir laissé sa chance, malgré une entrée en matière peu convaincante. Sophie Louge LA FORME DE L'EAU ( THE SHAPE OF WATER) réalisé par Guillermo Del Toro, avec Sally Hawkins, Michael Shannon, Richard Jenkins, Octavia Spencer, Doug jones (la créature), Michael sthulbarg 2017/ USA/ 2h03mn sortie France: 21 février 2018
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