Et on démarre avec une séance de rattrapage (oui, je suis un peu retard) : Men and Chicken, nouvel entartage philosophico-déconnant jeté à la face du spectateur lambda par un récidiviste des attentats aux bonnes mœurs, le danois Anders Thomas Jensen, sorti le 25 Mai dernier dans l'indifférence polie de la presse spécialisée se remettant difficilement de la gueule de bois causée par deux semaines d'orgie cannoise. A la mort de leur père, Gabriel et Elias, deux frères quadragénaires particulièrement peu gâtés par la nature et au caractère aussi opposés que possible découvrent qu'ils ont été adoptés. Intrigués (j'allais écrire perturbés, mais ce serait redondant, vous comprendrez pourquoi dès que vous les verrez) par cette subite découverte, ils se mettent en tête de retrouver leur géniteur. Une quête qui les mènera jusqu'à l'île d'Ork, rocher perdu quelque part entre mer du nord et baltique. C'est là que se cache leur père putatif et légende locale aussi crainte que respectée par les autochtones:le quasi-centenaire Evelio Thanatos (!), un prototype de savant fou comme on en fait plus depuis la mise à la retraite du professeur Fansworth. Après moult détours et mises en garde de rigueur par les autorités locales, les deux frangins (qui entretemps ne sont plus que demi-frères) débusquent enfin la cachette du paternel, une ferme en ruine dissimulée au fond d'un bois et aussi guillerette qu'un asile psychiatrique hanté. Joies des retrouvailles ? Pas vraiment, car le comité d’accueil, constitué par trois lointains cousins de Leatherface, ont une façon bien à eux de repousser les indésirables : à grand coups d'animaux empaillés dans la tronche ! C'est de cette virile manière qu'ils font la connaissance de Gregor, Joseph et Franz, les autres rejetons d'Evelio, qui leur interdisent l'accès au Père ; bien décidé à passer outre, Gabriel et Elias explorent les recoins de la labyrinthique bâtisse, mais tombent vite nez à bec avec les principales occupantes des lieux : des poules, beaucoup de poules, un nombre incongrûment élevé de poules, avec des pattes bizarres... ABBOT & COSTELLO CONTRE LE DOCTEUR MOREAU Honnêtement, aller au delà de cette longue exposition, qui représente environ les vingt premières minutes du métrage, serait gâcher la surprise d'un récit qui n'en manque pas, je m’arrêterais donc là. Et si le doute pouvait persister dans certains esprits, je tiens à lever toute ambiguïté : oui, c'est une comédie ! Une comédie noire, outrancière, mais une comédie réussie, souvent hilarante, et beaucoup moins bête (le mot est choisi) que la grossièreté de ses gags ou la vulgarité et la bêtise de ses protagonistes ne le laisserait supposer. Il faut dire que Anders Thomas Jensen n'en est pas à son coup d'essai. Sa spécialité : travestir en farce grotesque un discours philosophique et moral qui va sous-tendre tout le métrage. Et plus grotesque est la farce, plus profonde sera la réflexion, tournant souvent autour du même thème : la nature humaine, rien que ça ! Dans les Bouchers Verts il questionnait notre rapport au tabou par le biais d'une allégorie cannibale, dans Adam's Apple notre incapacité ontologique à comprendre la nature du Mal à travers la figure d'un prêtre masochiste persuadé de pouvoir ramener un skin néo-nazi dans le droit chemin, et dans Men and Chicken, il s'interroge sur notre rapport d'attirance/répulsion à notre propre animalité. A l'instar d'Elias, magistralement interprété par un Mads Mikkelsen méconnaissable, tous les personnages partagent des caractéristiques qui les « associalisent », les mettent en marge de la société et les rapprochent des animaux : une incapacité à dompter leurs pulsions, quelles soient d'agressivité (les innombrables scènes de bagarres qu'on croirait sorties d'un burlesque des années 20) ou sexuelles (le running gag des crises masturbatoires à répétitions d'Elias, qu'on trouve un peu gratuit au début mais qui prend tout son sens au fur et à mesure que l'on découvre les véritables enjeux de l'intrigue) ; des difformités physiques (un bec de lièvre, détail disgracieux mineur mais qui souligne leur appartenance commune à une même famille de réprouvés) ; enfin un fétichisation exacerbée des rapports hiérarchique au pinacle desquels ils placent la figure du Père, ce qui les apparentent autant à une meute de loups qu'à un autre animal social : l'Homme. Et c'est parce qu'ils se trouvent dans cet entre-deux que le film devient passionnant. TOTEM & TABOU CONTRE GREGOR SAMSA Coincé entre deux mondes qui cohabitent sans se mélanger autrement qu'en s’entre-dévorant, les cinq demi-frères se voient obligés de composer en permanence avec leurs envies égoïstes, leur respect des interdits, leur désirs ambivalents de s'intégrer à la communauté humaine sans renoncer à leur héritage, leur besoin paradoxal de rester entre eux tout en souffrant de ne pas s'apparier (ce qui nous vaudra une scène de drague catastrophique dans une maison de retraite qui n'est pas prêt de s'effacer de ma mémoire), bref, de rejouer sous nos yeux dans un condensé halluciné les milliers d'années d'évolution qui ont conduit de l'australopithèque à sapiens sapiens. En cinéaste anthropologue, Jensen réalise le tour de force de convoquer en vrac Darwin, Freud, Plutarque, HG Wells et Kafka -ce n'est sans doute pas un hasard si trois des frères se prénomment Gregor (Samsa), Joseph (K) et Franz (Kafka)- sans jamais tomber dans la pédanterie, contrairement à l'auteur de ces lignes qui vient de namedropper comme un malade. Ni cuistrerie démonstrative donc, ni cynisme. Il y a des cinéastes entomologistes (comme Kubrick) qui étudient leur sujet avec froideur et distance, et des cinéastes ethnologues comme Jensen, qui posent un regard bienveillant sur les hommes qu'ils approchent. Jensen aime ses personnages, avec leurs défauts, leurs faiblesse, leur immaturité désarmante, et nous les fait aimer. D'ailleurs, de son propre aveu, le scénario n'est pas née d'une lecture savante mais de l'observation quotidienne de sa progéniture ! Fable tragi-comique sur l'impossible « humanimalité », Men and Chicken tire dans tous les coins et fait souvent mouche. Alors si vous m'en croyez, courez dans vos salles obscures rattraper cet OFNI avant qu'il ne quitte l'écran ; et si vous bachotez votre bac philo sur le thème « nature & culture », alors là c'est carrément obligatoire. Quand vous décrocherez une mention, vous me remercierez. Men and chicken (Mænd og høns) de Anders Thomas Jensen ; avec Madds Mikkelsen, David Dencik, Nokolaj Lie Kaas, Soren Malling, Nicolas Bro. Danemark / 2015 / 104mn Sorti en France le 25 Mai 2016
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