Où les rencontrer? De La Maman comme des autres œuvres d’Eustache, il n’existe ni DVD ni copie légale et les diffusions à la télévision ou au cinéma sont extrêmement rares*. Paradoxal pour un film que les plus grands réalisateurs actuels (Assayas ou Desplechin pour ne citer qu’eux) considèrent comme l’origine de leur passion pour le cinéma et la matrice de leur propre travail. Ce n’est pourtant que le produit de la volonté d’Eustache lui-même: “puisque le cinéma est devenu une industrie [au sein de laquelle, il faut bien le dire, il n’a jamais été un brillant chef d’entreprise], je vais jouer le jeu de l’offre et de la demande: Il sera difficile de voir mes films donc on dira que ce sont de bons films”. Voilà ce qu’il explique à ses confrères de La Revue du cinéma, manifestement déroutés, lorsqu’ils viennent l’interviewer. Car Eustache s’est toujours senti et est de fait à part des autres cinéastes de La Nouvelle vague même si on peut trouver des convergences entre La Maman et certains films de Godard ou de Truffaut. Ancien manœuvre et fils d’ouvrier agricole, il n’a pas le sentiment d’appartenir à cette sphère d’intellectuels germanopratins. Ce n’est pas sa place et il refuse absolument que cela le devienne. Comme pour désamorcer un mépris qu’on ne lui porte pourtant pas, il dénigre le travail des autres pour mieux faire bande à part. Le cinéma est toute sa vie et pourtant il le déteste. Le premier jour du tournage de La Maman, il renvoie Bernadette Lafont et Jean-Pierre Léaud au bout de dix minutes: “Vous empestez le Truffaut!” Alexandre ne doit pas être un avatar d’Antoine Doinel, ce “héros d’un cinéma bourgeois et capitaliste qui fait commerce de l’air du temps”. Lui préfère filmer des mariages et faire des documentaires sur l’élevage porcin en Basse-Bretagne. Parce que le cinéma filme la vie, pas ce que le spectateur veut en voir. Cette stratégie ne l'a sans doute pas aidé à surmonter ses difficultés financières et à réaliser les films dont il rêvait mais le résultat est là: La Maman n’est pas un film culte, c’est un mythe, une expérience initiatique, une révélation qui se mérite. On ne sait plus trop à quand remonte la dernière fois qu’on l’a vu en entier (car le visionnage de 3H40 est en lui-même une épopée) mais on sait que la prochaine sera un nouvel émerveillement. qui sont-elles? Sans être un film autobiographique La Maman s’inspire très largement de la vie et des idées d’Eustache. C’est une gigantesque partie de cache-cache, un jeu de piste à entrées cinéphiliques multiples, un film à clés en quelque sorte mais sans aucune préciosité démonstrative. Eustache et Françoise Lebrun ont en effet été en couple (un couple très “libre” puisque Eustache avait simultanément une liaison avec Catherine Garnier) jusqu’à ce que la grossesse de Francoise le fasse fuir. C’est alors, et alors seulement, que, comme Alexandre il en tombe éperdument amoureux. A partir de ce moment là, il se consacre à sa recherche, où plutôt à la recherche de son fantôme, à travers les femmes qu’il croise (une infirmière en l’occurrence, comme dans le film), les actrices qu’il filme, les scénarii qu’il écrit et les scènes qu’il tourne. Par conséquent, quand Françoise Lebrun entre en scène, elle est déjà dans le film depuis le début, puisque Gilberte c’est elle. Comme l’Aurelia de Nerval elle est déjà perdue avant d’être conquise puisqu’elle n’est que l’ombre d’elle-même. Mais le temps du film elle peut devenir celle avec qui tout reste possible. Le cinéma devient alors un baume d’illusion, un rêve régressif très proustien (ce n’est sans doute pas un hasard si Françoise devient Gilberte), l’espoir un peu fou de pouvoir rattraper le temps perdu et réécrire le passé. Lorsque le petit Marcel s’enivre de l’odeur des roses et des giroflées en l’observant à la dérobée, il outrage sa petite amoureuse en la déflorant symboliquement. C’est le péché originel qui condamnera sa vie sentimentale à n’être que vaine recherche d’un antidote, d’une réparation, d’une compensation, d’une vengeance ou d’un oubli. Mais c’est également une forme de punition et de perversion masochiste. Car quand Alexandre rencontre Gilberte au supermarché, celui au bras duquel elle parcourt les rayons n’est autre qu’Eustache lui-même, incarnant celui qui a pris sa place et ruiné sa vie. Si le film est si long c’est que, dès l’apparition de Veronika (et donc la substitution de la vraie Gilberte à la fausse) il échappe au temps humain pour s’installer dans celui de l’inconscient et de l’au-delà du réel, qu’il soit rêve ou cauchemar. Comme chez Proust, le faux c’est l’au-delà,et comme le dit Alexandre à propos du sosie de Marlène Dietrich: “la copie est bien plus vraie que l’original”. Mais s’il n’y a qu’un original, qu’un vécu traumatique, il y a une infinité de manières possibles de les réincarner et de se laisser prendre aux faux-semblants que l’on a soit-même créés: Eurydice perdue, Orphée peut chanter pour l’éternité. La Maman se déroule entièrement dans cet au-delà du réel, de la perte et de la mort. Les acteurs y entrouvrent “les portes d’ivoire et de corne” que Nerval rêvait de franchir pour retrouver celle qu’il avait perdue par sa faute. C’est en cela qu’on peut voir le film comme un film de vampires du temps du muet. On peut d’ailleurs remarquer que tout devient de plus en plus sombre alors même que le printemps laisse place à l’été ou que les yeux des femmes sont exagérément fardés, même en plein jour. Eustache a filmé la femme perdue pour sublimer sa perte et la retrouver sur une pellicule impressionnée. Mais cette image est un mirage bien plus inquiétant et bien plus obsédant que l’absente. Cette Veronika qui devait l’aider à vivre sans Françoise va lui rendre la vie plus insupportable encore en l’amenant à douter d’une possible rédemption cinématographique. A quelle temporalité appartiennent-elles? Bien qu’inscrit comme nous venons de le montrer dans un sorte de temporalité mythologique, La Maman reste un film de son temps. Certainement pas celui de Mai mais indéniablement un film qui dit un certain nombres de choses essentielles sur ce que pouvait être la société française en 1972; car la perte de la femme aimée se conjugue au temps des idéaux déçus d’un après 68 bien morose. La dimension orphique du film n’est pas uniquement sentimentale ou existentielle, elle est également politique et culturelle. “ Quand la révolution et l’amour ne veulent plus rien dire, un monde clos se referme pour toujours”. Le futur rêvé est mort, il ne reste donc plus que la nostalgie ou plutôt la recréation fantasmatique d’une époque dont on ne sait pas très bien où elle se situe. C’est pourtant dans cet avant aux contours un peu flous que se situe la vérité, en tous cas celle du film. Alexandre n’écoute pas du rock mais des vieilles chansons qui racontent sa propre histoire: “un souvenir c’est l’histoire d’un rêve, d’une heure trop brève que l’on veut retenir”. De là à faire de La Maman un film réactionnaire, il y a un pas qu’on se gardera bien de franchir. Eustache se méfie du progrès puisque toute évolution est selon lui l’approfondissement d’une perte originelle. Il voudrait revenir au bon temps d’avant guerre comme il veut revenir aux frères Lumière et aux caméras fixes. Être fasciné par les SS ou par Marlène Dietrich, c’est comme voler une chaise roulante à un paralytique ou coucher avec un curé, c’est revendiquer la liberté que donne la provocation, s’accorder une licence poétique. Ce qui pose problème avec le présent, c’est qu’il est soumis au principe de réalité et de responsabilité dont mai 68 avait fait croire qu’on pourrait s’affranchir. Les rêveurs, les poètes maudits, les écrivains sans œuvre et les noctambules inconséquents ne font plus rêver les femmes. Gilberte va se marier avec le chirurgien qui l’a avortée, s’installer dans un deux pièces et avoir un enfant dont, comme le dit Alexandre “Chaban pourra être le parrain”. Comme l’Aurélia de Nerval elle est ainsi une seconde fois perdue, la symbolique idéologique venant redoubler la peine amoureuse. “La sonde a remplacé l’épée mais toujours les femmes se donne à leurs libérateurs”. Alexandre n’aime pas les héros, pas plus que la dignité. Sa seule dignité c’est sa lâcheté. comment parlent-elles? Il y a, dans La Maman, une manière très particulière de s’exprimer, un ton inimitable, comme une petite musique entêtante. Les acteurs jouent, on les entend réciter les dialogues à la virgule près comme l’exigeait Eustache, et cela s'entend. Ça s’entend à vous en écorcher les tympans, mais c’est fascinant, et c’est le miracle que tant d’autres n’ont jamais réussi à reproduire: faire jouer faux formidablement. De ce faux tellement vrai Eustache attend beaucoup. Quand on regarde ses interviews au moment de la sortie du film, le mimétisme avec Alexandre met presque mal à l’aise. La même allure, la même façon de parler, de marcher, de tenir un verre ou une cigarette. Alexandre doit revenir sur les pas de Jean, réussir là où il a échoué ou au contraire échouer à son tour pour mieux le torturer et le punir. Il est difficile de comprendre véritablement ce qu’Eustache attendait de ce film à l’intimisme cathartique et ce qu’il y a trouvé. Ce que l’on sait c’est qu’il est interné après la projection cannoise et que Catherine Garnier se suicide après avoir vu le film. Tous les acteurs s’accordent à dire que le tournage, ponctué par les colères hystériques ou les abattements soudains d’Eustache, fut particulièrement éprouvant. En 1981, c’est sans doute autant un homme qu’un cinéaste qui se suicide. Ses films ne lui pas donné de seconde vie, de deuxième chance, ne lui ont pas ouvert la porte de l’autre monde, celui de tous les possibles dont il rêvait. Mais il a trouvé une forme d’écriture poétique très particulière et très rare. En écoutant Jean Noël Picq on imagine Pierre Guyotat et ses formidables interventions sur la langue française. Habillé “en vert et contre tout”, avec une veste trop ample et un pantalon trop ajusté si bien qu’il ne sait s’il faut qu’il maigrisse ou qu’il grossisse pour être élégant, se promenant avec la belle Hélène d’Offenbach sous le bras pour séduire les filles il nous fait entrer dans une autre dimension, où les mots sont capables de réinventer le réel et de proposer une manière de vivre. Faute de pouvoir renaitre pour exister vraiment on peut tourner en dérision toutes nos tentatives jusqu’à en avoir le tournis, jusqu’à rire de la fatalité, de l’ironie de l’Histoire et de toutes les histoires. En cela, aussi réactionnaire soit-il d’un certain point de vue, le film demeure révolutionnaire. Une révolution qui cherche à revenir en arrière comme le disait Eustache lui-même. Un projet de vie plus qu’un projet politique, le souvenir d’un rêve qui méprise toute forme de rationalité pragmatique. Et de fait, la révolution au cinéma ne peut être qu’utopique. Ce n’est pas un programme c’est une aventure qui s’offre à nous si nous voulons bien nous donner la peine d’y croire… pendant 3H40. comment parler d'elles? La question se pose en effet car si La Maman a beaucoup fait parler d’elle (son titre scandaleux, sa durée indécente et l’ennui supposé qu’elle implique, ses acteurs qui surjouent ou ne sont que des figurants de documentaire, son incontestable valeur testimoniale qui en fait le symbole d’une jeunesse et d’une génération de cinéastes…) elle a beaucoup moins été étudiée et analysée qu’on ne pourrait le penser. A part le très beau Dictionnaire d’Eustache dirigé par Antoine De Baeque et la conférence de Philippe Azoury, les louanges restent toujours évasives: Desplechin n’aurait pas pu vivre sans elle car il se serait “senti trop seul”, Léaud a “appris davantage sur l’âme humaine avec ce film qu'avec tous les autres, Houellebecq trouve fascinant qu’un film aussi chiant et aussi faux prenne aux tripes avec une telle justesse… Car s’il est facile de rêver il est bien plus complexe de raconter et d’analyser ses rêves. Le tourbillon nous emporte mais l’œil du cyclone, qui nous regarde comme il regardait Caïn, est un trou noir, une lacune impossible à combler. Les mots peinent à dire ce manque, cette déchirure originelle. Sans doute parce que l’absence n’est pas le contraire de la présence mais l’omniprésence du deuil. Parler de La Maman c’est exhumer une souffrance enfouie au plus profond de nous-même. Parler d’Alexandre, de Marie ou de Veronika implique fatalement une part de masochisme : admettre que notre vie n’est qu’une somme de souffrances subies et infligées. Ethnographe de son propre réel, Eustache voulait faire du cinéma un moyen d’approfondir son mal-être, ou plutôt son non-être, de filmer le vide pour le rendre habitable. Toujours au bord de l’épuisement physique et moral il ne conçoit pourtant de survie qu’au delà de cet épuisement. Ses personnages parlent sans fin pour épuiser la douleur qui les maintient hors la vie, ils vomissent d’inépuisables litanies dans l’espoir de venir à bout du mépris d’eux-mêmes, de cette inertie qui gangrène leur liberté et leur volonté. Eustache se moque bien de l’art, il veut vivre. A Philippe Garrel qui l’accuse de dénigrer 68 comme un petit bourgeois réactionnaire il répond : “quand on a pas à bouffer on ne pense pas au marxisme on pense à bouffer”. Le cinéma selon Eustache c’est à la fois moins et plus qu’un art. Alexandre l’explique à Veronika après leur première nuit: “les films ça sert à ça, à apprendre à vivre, à apprendre à faire son lit”. Et comme on fait son lit on se couche, La Maman nous entraîne dans un cauchemar dont on ne veut pas se réveiller, auquel on devient accro à la première prise. Cette plongée dans ce qui menace notre être et lui donne la beauté éphémère de ce qui est sur le fil ne se laisse pas circonscrire par l’analyse. Elle exige bien plus du spectateur: elle le place devant l’obligation d’admettre sa part de non-vie et de comprendre que c’est à cause d’elle et de rien d’autre que nous nous réfugions dans les salles obscures. Alors c’est forcément moins confortable que de faire de belles démonstrations en trois parties mais c’est peut être là que se situe le continuum entre le vécu et le filmé que recherchait Eustache: “c’est quand on se sert du cinéma que l’on avance et non quand on sert le cinéma”. Le sens du film a été dans la souffrance et l’impuissance pour le cinéaste, il le sera également pour le critique. * Le film est toutefois disponible sur certaines plateformes de streaming, les ayants-droits ayant fait savoir qu'ils ne s'opposaient pas à sa diffusion archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.revuezinzolin.com%2F2013%2F08%2Fboris-eustache-suis-je-le-gardien-de-mon-pere%2F
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Sophie Louge est enseignante en Lettres, spécialiste du Nouveau Roman, et collabore à plusieurs revues et livres consacrés au cinéma Archives
Juillet 2017
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