Peu de films ont suscité au sein de la pléthorique équipe rédactionnelle de Cabine Fever (trois personnes plus un chat et deux tortues) autant d'enthousiasme que le film de Julia Ducournau, au point de nous pousser à signer pour la première fois un article collégial. Innana Ivert ouvre le bal en publiant ses notes prises à chaud lors de sa découverte au PIFFF 2016; Sophie Louge reprend la balle au bond en nous livrant une de ses analyses thématiques dont elle a le secret, et je ferme le ban sur la question des femmes cinéastes et de leur rapport au genre (dans tous les sens du terme, ou presque). Accrochez-vous, c'est parti! préambule: le sang des autres Film récompensé à la fois par ciné + frisson et le public, ce premier long est scotchant, tant par le ton donné que par la direction d'acteur (actrices en l’occurrence) . Le pitch : Justine quitte ses parents pour rentrer à l'internat en première année de véto. Son bizutage, violent, réveille en elle un appétit vorace et inattendu pour ses congénères. Le scénario, simple mais original, met en avant notre rapport à la violence consentie et permise des jeunes entre eux, aux conséquences que cela peut avoir sur quelqu'un d'un peu fragile, sans repère.. Justine bascule, sans raison explicable. D'ailleurs, elle même s'interroge sur ce virement (de végétarienne à cannibale, il y a quand même plus d'un pas), et transmet son mal-être au spectateur, qui assiste, impuissant à ses angoisses. Elle s'interroge tant sur ses envies de nourriture que sur son corps de jeune fille, sur sa relation à sa sœur et aux autres, sur sa virginité et sur la maltraitance infligée par les "aînés" aux bizuts... La caméra expose tout ça sobrement, sans jamais s'impliquer dans le jugement... et laisse donc le spectateur libre de penser, mais surtout de ressentir ce qu'il veut (ou plutôt peut). Julia Ducournau, pour son premier long métrage, expose son public à ses obsessions organiques, avec des scènes filmées de manière très froide et clinique. De son propre aveux lors de la présentation du film aux spectateurs du PIFFF, elle voulait créer des sentiments chez les spectateurs, qu'ils soient de rejet, de dégoût, de nausée, de fascination ou de malaise, sentiments qui, partagés par le public, le met en communion, en osmose, nous renvoie à notre vision personnelle de la chair, et de la façon dont elle peut-être maltraitée; ce qui nous fait nous questionner sur le pourquoi de ces réactions. Le jeu (et la direction) des actrices principales (Justine, Garance Marillier, et sa sœur, Ella Rumpf) est très juste, réaliste, et sans aller jusqu'à nous pousser à une empathie malsaine avec ces personnages dérangés, nous donne au moins les moyens de ressentir leurs troubles. Innana Ivert LE CONTE CRUEL DE LA JEUNESSE DE JULIA DUCOURNAU: LOIS DE LA GRAVITÉ ET THÉORIES DU GENRE Loi n°1: l’adolescence n’existe pas On l’a souvent filmée comme une période incertaine, dont on ne sait pas exactement ni quand elle commence, ni quand elle finit. Chez Julia Ducournau, pas de cocon où l’on se love avec délices façon Tanguy, pas de chemins de traverse où l’on musarde et s’attarde avec insouciance à la manière d’un Doisnel: Justine arrive au milieu de nulle part, sans personne pour l’accueillir, sans même que ses parents semblent s’en émouvoir, tout à leur soulagement de n’avoir enfin plus à la protéger du monde et d’elle-même. Une portière qui claque et Justine cesse d’être en apesanteur. La chute a commencé et ne s’arrêtera plus. Cette absence de transition dit toute la violence du moment où, privé de la carapace de l’enfance par une mue que l’on n’a ni désirée ni comprise, on se retrouve livré à soi-même et aux autres. Le sang tombe sur les blouses, les bizuts baissent la tête, courbent l’échine, se déplacent à quatre pattes, titubent, rampent… Tout, dans le mouvement des corps, révèle une pesanteur implacable et sans merci . Loi n°2: Le bleu et le jaune ne donnent pas du vert Ce qui frappe immédiatement dans Grave, c’est l’omniprésence du rouge, celui du sang bien sûr, mais aussi des spots ou des rouges à lèvres. Dans cette même couleur tantôt nette et crue, tantôt floutée et onirique se retrouvent inextricablement mêlés la peur, la haine et le désir. Mais cette dominante rouge semble également là pour mettre en valeur les scènes dont elle est absente. Les plans extérieurs d’un campus labyrinthique à l’architecture stalinienne, qui évoque davantage le béton de la prison de la Santé que les vertes prairies d’Oxford, ceux des cours d’amphi ou de TP de dissection sont saturés de gris et de bleu, éblouissants, glacials et tranchants comme les calandres de voiture dans Crash de Cronenberg. Le blanc des draps, des blouses ou de la lumière du réfrigérateur sont filmés comme autant d’armes blanches. Justine est moins menaçante que menacée par cet environnement hostile qui semble se refermer sur elle à la manière d’un piège. Pour échapper à cette aveuglante lumière bleutée qui déteint jusque sur sa robe de cocktail, elle cherche d’abord tout naturellement la couleur complémentaire: le jaune. Sauf que le mariage des tons n’est pas le fort de Justine. Un garçon peint en jaune, la peau caramel d’Adrien, tout cela ne l’intéresse pas. Le jaune n’est pas encore de son âge ou ne l’est plus. La blondeur maternelle, la purée de l’enfance et le pelage sable du fidèle Groquick la rebutent. A la douceur du camaïeu elle préfère désormais la sidération du contraste, unique clé du plaisir: rouge à lèvres rouge et robe bleue, sang vermillon sur peau diaphane ou faïence blanche, draps immaculés sur chair à vif… s’il y a un peu de vert quand elle se frotte au jaune il y a surtout beaucoup de rouge, parce qu’elle ne sait croquer les hommes qu’au sens propre. De l’Autre, seul le sang l’intéresse, parce qu’il la renvoie à ses propres viscères. La sexualité de Justine relève exclusivement de l’onanisme. C’est elle-même qu’elle a envie d’embrasser quand elle danse devant la glace, elle qu’elle mord quand elle jouit. C’est le goût de son sang qui la transporte lorsqu’elle regarde les torses dénudés des garçons jouant au basket. Justine ne découvre pas le sexe avec Adrien, c’est sa sœur qui après l’avoir symboliquement déflorée en l’épilant, lui en révèle les plaisirs en lui fournissant l’occasion de manger son doigt. Mais cela ne peut avoir lieu que parce qu’elle est évanouie: le plaisir de Justine ne pourra donc être que solitaire. Pas de vert, pas d’espoir de communion entre les corps: l’amour ne peut s’exprimer que par la souffrance infligée. Loi n°3: Quand le feu passe au rouge, il faut foncer. Sa sœur aux urgences, Justine patiente. Les parents à côté, un vieil homme en face et une affiche “attention à ne pas franchir la ligne rouge”. Trop tard, elle a croqué le doigt. Elle pourrait faire pénitence, tenter de réformer sa nature et de dompter ses pulsions, mais une telle ligne de conduite ne serait pas digne de son prénom. A l’instar d’Oscar Wilde elle pressent sans doute que le meilleur moyen de combattre la tentation est d’y succomber et plus on tentera de la protéger plus elle se mettra en danger. Adrien aurait sans doute dû le comprendre… Un petit morceau de foie de lapin cru et quelques shots de vodka ont suffi à métamorphoser une petite fille modèle surdouée en une sorte d’avatar d'Asia Argento ou de Marina de Van, mi trainée mi loup-garou. Tous la craignent, la plaignent ou la méprisent mais elle ne voit que sa sœur Alexia, qui comme elle mord au lieu d’embrasser et tue au lieu d’aimer. L’immoralité et la culpabilité n’ont pas droit de cité chez Julia Ducournau. Seule importe la quête éperdue d’une jouissance autodestructrice qui tire parti de la propre culpabilité qu’elle entraîne: Justine vomit et s’arrache la peau avec délices car c’est une façon de pénétrer toujours plus profondément sa propre chair. La seule manière de se trouver consiste à se perdre et à perdre le contact avec les autres. Si Grave brouille tous nos repères c’est que sa réalisatrice refuse catégoriquement de prendre le parti des moralisateurs et des bien-pensants ou même d’ailleurs de prendre quelque parti que ce soit (à part peut-être, malheureusement à mon sens à la toute fin du film, trop explicite et démonstrative). Inhumaines et trop humaines, coupables et victimes, monstres et poupées, les deux sœurs sont tout cela à la fois, sans qu’il y ait de distinction ni de jugement possible. Parler de sexualité, l’œuvre de Sade l’a parfaitement montré, c’est donc toujours tenir un discours politique sur la société dans laquelle on vit. En cela l’adolescence n’est qu’une différence parmi tant d’autres, révélatrice de notre refus de chercher à comprendre ce qui nous est étranger. Loi n°4: le genre n’existe pas (quoique…) On peut saluer, à la suite de l’ensemble de la critique, le mérite qu’a eu Julia Ducourneau de réaliser en France un film horrifique et gore alors que nous autres hexagonaux sommes plutôt portés sur la comédie familiale un peu gnangnan et très politiquement correcte ou sur le drame intimiste, intello et confidentiel formaté à destination des bobo normaliens, parisiens de préférence. Sauf que Grave n’est pas un film d’horreur ou même un thriller (à côté de moi, deux adolescentes ont quitté la salle au bout d’une heure de film, dépitées: “c’est trop naze ça fait même pas peur”). Il ne viendra pas hanter vos nuits à la manière d’un Shining et vous ne vous y rongerez pas les ongles comme devant un giallo ou un Hitchcock. On ne repense pas à Grave, on pense après lui: c’est une invitation à l’introspection au même titre qu’un conte. Aussi hybride au niveau du genre qu’esthétiquement parfait l’ovni de Julia Ducourneau n’en demeure pas moins un film genré. C’est un film de femme sur la féminité et la névrose (qui on le sait bien a toujours été assimilée dans l’inconscient collectif au sexe faible) bien que ce ne soit en aucun cas un film féministe. S’il met en scène l’incommunicabilité entre les êtres et les sexes il propose donc une plongée dans une psyché bien particulière dont il nous invite à partager les dilemmes et les souffrances, et c'est à mon sens son plus grand mérite. Sophie Louge pandiculation post-prandiale ou de l'art de bien digérer les restes Si le film de Ducourneau est de toute évidence une métaphore de la violence ressentie par chacun d'entre nous lors du passage de l'adolescence à l'âge adulte, comme Sophie l'a très bien expliqué plus haut, il me semble important de préciser qu'il est vu à travers et du point de vue d'une femme parlant d'autres femmes en devenir ( puisque comme dirait Simone de Beauvoir "on ne nait pas femme, on le devient"). Si l'adolescence (notion floue s'il en est) est vécue par les garçons et les filles comme un rite de passage, il est beaucoup plus violent pour les femmes, et c'est à mon avis le propos du film: le bizutage est une métaphore de la répression sociale exercée sur les femmes pour qu'elles se conforment au rôle que la société leur assigne. Vivre sa sexualité librement, c'est devenir un monstre comme Alexia (qui aurait pu se prénommer Juliette en référence à Sade), vivez-la en cachette et vous devenez folle comme Justine (autre prénom sadien qui n'a pas dû être choisi par hasard). Cette équation impossible à résoudre, entre l'hyper-sexualité d'Alexia et l'androgynie asexuée de Justine au début du film, trouvera sa solution dans le torse meurtri du père déclarant à sa fille exactement cela: "tu trouveras ta solution". Autrement dit: il n'y a pas de solution, débrouille-toi toute seule, bonne chance! Constat amer et sans illusions sur lequel se clôt le film, mais qui appelle d'autres références, car ce film ne sort pas de nulle part. Si on est tous d'accord pour en chanter les mérites, je suis persuadé qu'il n'aurait jamais pu voir le jour si d'autres avant lui n'avaient ouvert la voie. Julia Ducourneau cite à l'envie David Cronenberg parmi ses influences, mais ce faisant elle fait l'impasse sur d'autres cinéastes qui se sont confrontés avant elle à l'appel de la chair de façon plus extrême encore que notre canadien préféré (à égalité avec Guy Maddin), et je ne peux pas croire qu'elle soit passée, étudiante à la FEMIS, à côté des œuvres de Claire Denis et Marina de Van. TROUBLE EVERY DAY évoquait déjà ce rapport complexe entre féminité et sexualité au travers d'une métaphore cannibale, quand DANS MA PEAU explorait des territoires encore plus limites en dévoilant l'appétit anthropophage d'une femme sur son propre corps. Le point commun entre ces deux films? Moins une volonté de choquer (même si ça a été le cas) que de créer un malaise, un questionnement chez le spectateur masculin et une remise en cause salutaire de ce qu'il croit comprendre de cette terra incognita que constitue la sexualité féminine. Il est intéressant de constater que les cinéastes les plus enclins à aborder ces questions soient des femmes, tant le rapport à la chair fait finalement peur aux hommes, au point que ceux-ci répugnent à l'aborder. Mais le plus étrange est qu'on puisse trouver les prémisses d'un sujet aussi profondément féministe (car contrairement à Sophie je le considère comme tel) dans un splendide film d'horreur de 1942: LA FELINE de Jacques Tourneur, dans lequel une femme victime d'une antique malédiction redoute de céder à ses appétits sexuels, qui la transforment littéralement en panthère prédatrice. Au final que retirer de tout cela? Que les femmes sont mieux armées que les hommes pour affronter les tabous, parce qu'elles en sont davantage les victimes? Certes oui, mais ce qui fait de Grave un film admirable, c'est qu'il s'est emparé des codes du film de genre, les a transcendé par sa maitrise du sous-texte servie magistralement par la photo de Ruben Impens et l'ambiance sonore de Jim Williams, pour au final gagner un pari impossible: prouver qu'on peut faire en France un film d'auteur ET de genre qui ait de la cervelle et des tripes. Hyppolite Büro GRAVE de Julia Ducourneau, avec Garance Marillier, Ella Rumpf, Laurent Lucas, Rabat Naït Oufella, Bouli Lanners, Marion Vernoux FRANCE / 1h38 Interdit aux moins de 16 ans.
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