Par Sophie Louge Pour son grand retour sur le site, Sophie nous offre encore une fois une analyse au scalpel, et cette fois c'est le film énigmatique de Stéphane Demoustier qui passe sur la table d'opération. LA FILLE AU BRACELET N’EST PAS SERIEUSE, ELLE A DIX-SEPT ANSIl y a en apparence toutes les raisons de croire que Lise a bel et bien poignardé sa meilleure amie. Elle était là au moment des faits, possède un couteau qui ressemble en tous points à l’arme du crime, a taillé une pipe à un certain Nathan avant qu’il ne devienne le petit ami de son amie, leur en veut à mort d’avoir posté ça sur Facebook sans son accord, et surtout, surtout, elle a l’air de s’en contrefoutre. De la même manière, il n’y a a priori guère de raison de s’enthousiasmer pour le film de Stéphane Demoustier. Une plage, une famille sans histoires, des bourgeois dans une ville de province. Deux parents cools, en jean et pull cachemire, dans une chouette maison Art Déco très Elle Déco, un petit garçon qui énerve sa sœur et cherche à attirer sur lui toute l’attention. Désespérément rien de nouveau sous le soleil au départ. Et ensuite, un procès sans éclat, dans un Palais sans lambris aux allures de MJC. Y défilent une série de témoins pas très impliqués et assez peu convaincants. Les journées se suivent et se ressemblent, uniquement ponctuées par les allers-retours entre le domicile familial et la salle d’audience: bleu glacé et rouge terne, rouge terne et bleu glacé. Ensuite pas grand chose donc, pas même un petit coup de théâtre. Faux procès et faux-semblantsSauf que c’est précisément ce “pas grand chose” qui fascine, cette absence de tension qui retient l’attention, ce manque d’aspérités qui crée le malaise. Pas plus de preuves que de pathos, aussi peu d’effets de manche que de drame, mais cet univers normal, banal, est filmé avec une sobriété telle que sa neutralité en devient glaçante. Le lisse se transforme insidieusement en opaque et une inquiétante étrangeté va surgir, jusqu’à tout envahir. N’oublions pas que Nantes était pour André Breton la ville surréaliste par excellence. Car, comme il l’explique dans Nadja, “il ne s’y passe tellement rien qu’on imagine forcément que l’extraordinaire va surgir au détour d’une rue”. C’est précisément ce que démontre le film: à force d’être trop évidents, les sentiments, les gens, les événements se brouillent et finissent par devenir suspects. A rebours du film de Gonzales Tonbal, Accusada, dont il reprend en grande partie la trame, Stéphane Demoustier ne choisit pas l’exubérance baroque et le mélodrame pour créer l’émotion. Son émotion à lui est tapie dans l’ombre de l’indifférence, dans l’écho des silences. Elle est bien plus sourde mais pas moins efficace, loin de là. Lisa, encadrée par le plexiglass de son box, impassible et arrogante à la fois, fait inévitablement penser à la Mona Lisa de Léonard de Vinci. Et comme dans les portraits néerlandais du XVIIème siècle, cette jeune fille, pourtant objet de tous les regards, ne livrera rien, ni à nous, ni au tribunal en charge d’instruire son procès et de sceller son destin. Son mystère et ses secrets ne sortiront jamais du cadre. Comment expliquer que cela l’intéresse si peu, pourquoi répond-t-elle aux accusations de l’Avocate générale avec la nonchalance d’une ado à qui on reproche d’être rentrée trop tard? Peut-être parce que, bien avant le spectateur, elle a compris qu’il ne s’agissait ni de son procès ni de son destin. Lisa n’est qu’en apparence au centre du film. Ce procès, ce sont ses parents qui le vivent, c’est eux qui ont des choses à apprendre et des choses à perdre. C’est eux qui sont interrogés, qui se défendent, ont des remords et se sentent coupables. Coupables d’être de mauvais parents, de ne pas connaître leur enfant, de n’avoir pas su la protéger des autres et d’elle-même. Lisa nous intrigue, nous met mal à l’aise mais c’est lorsque Chiara Mastroianni s’approche de la barre que le film décolle: pourquoi ne s’est-elle présentée que le dernier jour du procès, pourquoi avoir attendu si longtemps pour témoigner en faveur de sa fille? Ce n’est pas qu’elle doute de l’innocence de Lisa mais ce procès, elle l’a vécu déjà mille fois. Comprendre, chercher la vérité, soutenir, elle n’a fait que ça pendant deux ans et elle est fatiguée. L’attente a d’ors et déjà ruiné sa vie, ébranlé ses sentiments et ses certitudes. Peu importe finalement que la prison lui enlève sa fille: depuis que Lisa porte ce bracelet elle lui est devenue étrangère, un mur de silence et de non-dits les sépare désormais. Alors, à la barre, elle ne cherche pas à la défendre mais à sauver sa peau. Car ce dont le procès va décider concerne moins de l’avenir de sa fille que le sien, celui de son couple, de son fils, de la manière dont elle va l’éduquer. Mais cela n’intéresse pas vraiment le tribunal, presque tout entier absorbé par ce qui est en train de se jouer entre l’Avocate générale et la Défense. Car ce procès est également celui d’Anaïs Demoustier [ NDLR: qui joue le rôle de l'avocate générale], bien trop jeune, ambitieuse et véhémente aux yeux de sa consœur qui connait la chanson et en a vu d’autres. Annie Mercier [ NDLR: qui joue l'avocate de Lise] semble tout savoir de son époque, de la justice et des médias: quel tribunal oserait encore condamner au nom de la normalité et de la morale? Les lecteurs de Camus s’offusquaient déjà que Meursault soit davantage coupable de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère que d’avoir tué un homme qui le menaçait. Alors elle sait bien qu’à l’heure des sextapes et des paris pornographiques, le chef d’accusation est résolument caduc. Génération Y: BÉNÉFICES et préjudices du douteOn aurait donc tort d’accuser le film de surfer avec complaisance sur les polémiques qui entourent l’addiction des adolescents aux réseaux sociaux, les drames du cyber-harcèlement et la banalisation de la pornographie. L’écart entre les générations, le manque de communication et de compréhension s’est peut-être accentué, ou peut-être pas, mais ce n’est pas la question. Lisa n’est pas une jeune fille moderne, c’est une jeune fille, un point c’est tout. Elle sait, pour paraphraser Cioran, que tout menace sa jeunesse: l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Pour se protéger elle se tait ou elle attaque. Elle ne cédera pas à l’autorité: la justice aura peut-être raison de sa liberté mais pas de sa révolte. Sa rébellion est rimbaldienne et c’est pour cela que le film échappe aux écueils inhérents à son sujet. Car l’irrévérence, la vraie, est intemporelle. L’aventure reste la même, seuls les seuils et les limites se déplacent. C’est elle qui rend vivant, sinon comment expliquer qu’au moment même où ses parents s’éloignent, Lisa semble avoir trouvé l’amour? Parce qu’une meurtrière, une prisonnière, incite forcément Roméo à grimper au balcon, peu importe qu’il s’appelle Diego et se déplace en Scooter. A l’âge de Lisa, aimer c’est être libre et être libre c’est ne pas être coupable. Alors, si on a été capable d’enfreindre les tabous, de mélanger l’amitié, le désir et l’amour avec une absence totale de mesure, de calcul et de précaution , on n’a pas peur de la justice. Ce qui fait peur à l’âge de Lisa c’est de ne pas oser, pas d’être jugée pour ce qu’elle a osé faire. Parce que l’adolescence est un microcosme étanche ou seul le jugement de ses pairs importe. Parce qu’à dix-sept ans on ne se préserve pas, on se donne totalement, entièrement. Peu importe que le destinataire soit une amie, un amant ou n’importe qui, du moment qu’on y trouve une intensité inconnue: c’est de cette intensité et d’elle seule dont on est amoureux. Lisa n’est coupable que d’être jeune, libre et rebelle. C’est ce que sa mère appelle pudiquement “se trouver au mauvais endroit au mauvais moment”. Pudeur protectrice mais peut-être également, qui sait , légèrement envieuse. Car finalement la peine des parents de Lisa est autant liée à l’angoisse de la perdre qu’au regret de ne plus ou de ne pas en avoir fait autant. Parce que même si on lui retire son bracelet électronique, elle nouera la chaîne qu’elle portrait au cou à la place, comme un trophée. A-t-elle vraiment eu peur, s’est-elle rendu compte de ce qui se passait, a-t-elle pris un malin plaisir à déstabiliser tout le monde, sortira-t-elle de cette épreuve grandie ou meurtrie à jamais? On ne le saura pas, pas davantage qu’on ne saura si elle est coupable ou non. L’enjeu du film n’est donc pas la culpabilité mais la vérité, pas le judiciaire mais l’intime: que sait-on de ceux qu’on aime, que peut on pour eux, qu’est-on prêt à leur pardonner? Le film ne nous le dira pas, et c’est très bien comme ça. Il se contente de nous montrer une jeune fille qui danse dans le noir, avec un bracelet fluorescent qui attire tous les regards, et se retrouve deux ans plus tard dans un box, avec un bracelet électronique cette fois, livrée aux questions avides des bien-pensants, des ignorants et des envieux. Pas de sentence morale, pas d’intention didactique: il faudra juger par soi-même et c’est tant mieux. LA FILLE AU BRACELET
réalisé par Stéphane Demoustier avec Melissa Guers, Roschdy Zem, Chiara Mastroianni, Annie Mercier, Anaïs Demoustier France / 2020 / 1h36 SORTIE LE 12 FEVRIER 2020
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