Cet article aurait du paraître il y a deux semaines, signant la renaissance du site après des mois de bisbilles entre Weebly et l'équipe de CabineFever, mais baste, nous revoilà enfin, et c'est le principal! Hyppolite Büro Peureux qui comme Ulysse a fait un long voyage, A déjoué mille pièges, s'est mangé maints horions, Et puis a préféré à Hélène, sa passion, Anticlée sa daronne, pour apaiser sa rage... (Joachim Du Balai, je crois, je cite de mémoire) S'il n'est pas question à proprement parler d'Ulysse dans l'histoire qui va suivre, on peut raisonnablement qualifier la suite d'avanies et d'épreuves que va traverser Beau, le "héros" du film, d'odyssée. Beau Wasserman, un homme sans âge et sans job, cloitré dans le studio le plus miteux du quartier le plus mal-fâmé de la ville de New-York, ne sort de chez lui que pour assister à ses misérables séances de psychanalyse, à la dernière de laquelle son psy, à cours de ressources, lui prescrit un médicament expérimental pour l'aider à dormir. Or l'anniversaire de Mona, sa mère autant vénérée que crainte, approche. Terrifié à l'idée de la décevoir s'il manquait l'évènement, Beau empoigne son courage et ses anxiolytiques pour affronter le monde extérieur, avale ces derniers d'un coup, fait une fausse route, se précipite dans une superette à la recherche d'une bouteille d'eau, mais commet dans la panique la première d'une longue série de funestes erreurs: par la porte restée entrouverte de son immeuble s'engouffre la horde de junkies qui hantent son quartier, qui mettent à sac son appartement, détruisent ses papiers et brûlent son billet pour . Accablé par la culpabilité d'avoir manqué le rendez-vous et désormais sans ressources, Beau n'a pas d'autres choix que de partir à pied accomplir son devoir; c'est le début d'un long, très long périple qui va le mener bien au delà de ses peurs... Ne vous y trompez pas: si les lignes qui précèdent semblent esquisser à grands traits le synopsis d'un classique road-movie, elles sont loiiiiins (avec 5 i, j'insiste) d'en résumer le ton, l'ampleur narrative, la complexité des personnages, les différents niveaux de lecture, les références littéraires multiples, et surtout, le caractère absolument imprévisible de ses péripéties, qui font passer ses presque 3 heures de durée à la vitesse d'un numéro d'hypnose: lorsque à la fin l'illusionniste claque des doigts, vous sortez du rêve dans lequel il vous a plongé, ébahi et ravi, sans avoir vu le temps passer. Et si notre héros-malgré-lui se rend bien d'un point A à un point B, c'est avant tout à un chemin de croix intérieur prenant tous les détours possibles que nous assistons, dessinant la carte mentale d'un territoire cerné de Terrae Incognitae, et au centre duquel trône la redoutable figure de Mona. Hic sunt dracones...Si le rapport d'amour/haine entre Beau et Mona qui forme le fil d'Ariane du film est une référence volontairement caricaturale aux théories freudiennes, il n'est qu'une partie d'un plus large puzzle; la personnalité de Beau et surtout la manière dont Ari Aster la représente à l'écran semblent construites ( ou décomposées ) en un kaléidoscope d'éléments empruntés à l'univers paranoïaque de Franz Kafka, à la démesure picaresque et l'humour d'un Cervantès, aux rêves éveillés de Jorge Luis Borges, aux névroses antisociales de Charlie Kauffman, à l'esprit typiquement juif new-yorkais de Philip Roth, à l'inventivité visuelle de Michel Gondry, et bien sûr à la mythologie grecque ( Mona vit à Ithaca, NY, la femme dont Beau est secrètement amoureux s'appelle Elaine, et Denis Ménochet est irrésistible en pendant moderne de Polyphème). Oeuvre totale qui ose l'ambition folle de raconter plusieurs vies en une seule, récit à tiroirs où s'entrechoquent continuellement le dérisoire et le sublime, le tragique et le grotesque, "Beau is afraid" réussit l'exploit d'être constamment surprenant, intriguant, hilarant, terrifiant, émouvant (et parfois tout ça en même temps!) sans jamais lasser ni perdre le spectateur; une expérience trop rare de nos jours, et dont vous auriez bien tort de vous priver. Et si vous croisez l'autre Joachim, celui du poème, merci de ne pas me cafter.
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