Par Sophie Louge SOS FANTÔMES: MAIS OU EST DONC PASSÉ MON DICTIONNAIRE FRANÇAIS-DEsPLECHIN? Pour les inconditionnels dont je suis, fans de la première heure et admirateurs de toujours, un film de Desplechin c’est comme la mayonnaise de mamie Janine: ça prend à tous les coups, ça rate jamais, on connait le goût par cœur mais on le redécouvre toujours avec délices. Nous entrons donc dans cette nouvelle contrée desplechienne avec l’assurance du voyageur avisé, explorateur aguerri que les fantômes d’Ismaël attirent mais n’effraient pas. Le périple va pourtant s’avérer plus périlleux que prévu… Déboussolant, troublant et énigmatique, le nouveau Desplechin brouille les pistes sans pour autant nous perdre en route. PARIS-NOIRMOUTIER, ALLERS-RETOURS Le premier fantôme d’Ismaël c’est bien sûr Carlotta, la jeune épouse disparue depuis 20 ans qui semble tout droit sortie de Vertigo. Son portrait règne sur l’appartement parisien, confisquant le sommeil d’Ismaël, provoquant des cauchemars à en devenir fou. Pour retrouver un peu de sérénité et poursuivre l’écriture de son scénario, Ismaël prend donc le large. Cap sur Noirmoutier, ses buissons de mimosas et ses gentilles petites maisons à volets bleus. A quelques encâblures de la côte, cette destination paisible pour bobos parisiens surmenés n’en demeure pas moins une île. C’est donc vers un huis-clos à la Bergman que notre réalisateur embarque Sylvia, jeune femme plus si jeune, raisonnable et responsable, sorte de sainte, de mère ou d’infirmière, tutrice de son frère handicapé et aussi un peu d’Ismaël, Albatros maudit un poil complaisant mais incontestablement inapte. Jusque là tout va bien, on connait nos classiques. Ismaël Vuillard est tel qu’on l’avait laissé à la fin de Rois et reines, contraint d’avancer vers une nouvelle vie sans être pour autant dupe de sa capacité à faire le deuil du passé. Mais ici Mathieu Amalric fuit un fantôme pour en poursuivre un autre, celui de son frère Ivan, mystérieux diplomate (normal en Desplechin “Ivan” signifie personnage impossible à cerner…) qui semble avoir disparu de la circulation et sera le héros du film à venir. Or, comme les esprits aiment à se rencontrer, écrire sur Ivan va faire réapparaître Carlotta. La fiction engendre une réalité qui est précisément celle qui l’avait inspirée. Un vent de panique souffle alors entre les cordes des espadrilles. Sur une plage déserte, une silhouette émerge inexplicablement du rivage et progresse droit vers nous: Marion Cotillard incarne un esprit malin, une tornade qui menace déjà les digues maladroitement érigées contre les reflux du passé, de la culpabilité, des remords et des regrets. Ismaël est d’emblée dans l’œil du cyclone: celle dont il était le rempart, qu’il avait voulu sauver d’elle-même mais qui l’a finalement coulé, est revenue. Pour parachever sa destruction ou pour se racheter, on ne sait pas très bien. Elle était “trop malheureuse”, elle voulait “déchirer sa vie” et a déchiré celle de ceux qui cherchaient à l’en empêcher. Elle glissait, elle pesait trop lourd pour les autres et être si pesante lui pesait. Alors qui a failli, qui n’a pas su aimer, qui n’a pas aimé assez ou aimé trop? Desplechin ne donne pas de réponse car il n’y en a pas. L’amour ne peut rien face au tragique, ce qui ne peut pas survivre meurt et revient nous hanter. Mais par delà la mort et au milieu des spectres y a-t-il une seconde vie possible, quelque chose à reconstruire? Sylvia peut-elle, comme son prénom le laisse espérer, s’enraciner sur une terre ravagée ou est-elle condamnée à être ensevelie dans les sables mouvants d’une temporalité confuse? Autant de questions qui nous montrent, au cas où on ne l’aurait pas encore compris, que ce triangle amoureux n’aura rien d’un Vaudeville balnéaire façon La Baule les pins. L’amour nous change mais nous ne pouvons pas changer ceux que nous aimons, l’amour rend fou mais ne peux rien contre la folie de l’autre, autant d’apories que la filmographie de Desplechin a déjà permis d’explorer mais qui trouvent peut-être ici l’acmé tragique de leur expression. Car pour les personnages, qui ont vieilli en même temps que leur réalisateur, la question de la rupture et de la reconstruction ne se pose plus exactement dans les mêmes termes. Sylvia s’est empêchée de vivre, Carlotta a vécu trop intensément, Ismaël n’importe comment et pour chacun il y a une urgence de la dernière chance, parce qu’il n’y a plus de temps pour hésiter ou se dérober. S’il leur faut tant de courage pour aimer c’est que l’amour est lâche: Carlotta a fui Ismaël qu’elle aimait trop pour pouvoir l’aimer, Ismaël la fuit à son tour par peur de la perdre à nouveau, Sylvia fuit Ismaël qui fuit Carlotta parce qu’elle ne comprend plus rien à tout ça. On commence à avoir peur d’être un peu largués aussi mais on tient bon. Franchement déprimés mais totalement ébloui, le mélange de sincérité brutale et de sophistication narrative que Desplechin choisit d’adopter pour donner corps à ses propres fantômes ne peut que nous séduire. Prague C’est une fois passés à l’est qu’on commence à être carrément à l’ouest. Ismaël écrit donc un film sur son frère Ivan, qui est espion et il n’y arrive pas. Jusque là notre dictionnaire fonctionne: Ismaël est un homme, c’est à dire selon Desplechin quelqu’un qui ne maîtrise rien et ne comprend rien, ni au monde ni à lui-même. Sa seule issue est de trouver une réponse dans la fiction ou un refuge dans la folie. Mais le scénario qui va incarner ses errances et ses névroses pose davantage de questions qu’il ne fournit de réponses, pour lui comme pour nous. Louis Garrel est parfait dans le rôle du séducteur malgré lui, à la fois fragile et machiavélique, qui a eu deux ou peut être trois vies, trompe son monde comme par distraction et brouille les pistes jusqu’à perdre sa propre trace. Dans le film d’Ismaël, Ivan s’appelle Dedalus. Paul Dedalus on a ça dans notre dictionnaire. Dans Comment je me suis disputé il peinait à la fois à terminer sa thèse, à rompre avec Esther ou à construire quelque chose avec Sylvia. Notre diplomate serait donc plutôt un spectre d’Ismaël que d’Ivan. Ça a certainement un sens mais lequel? Pour tout arranger on ne sait pas trop si le film d’espionnage, dont Desplechin maîtrise parfaitement les codes depuis La Sentinelle, est à prendre au sérieux (l’agent double ou triple serait alors la transposition de la question de l’identité et de la responsabilité qui hantent Ismaël) ou comme une pirouette burlesque qui se joue de nos habitudes de spectateurs avides de signification. On ne nous dira pas qui est Ivan, comment se termine son histoire et quel est exactement son rôle par rapport à la trame principale (si tant est qu’il y en ait une). Est-ce à dire que cette parenthèse pragoise est ratée? Pas forcément. Si son but est de nous égarer, de nous frustrer et de nous forcer à porter un regard ironique sur notre attitude de spectateur c’est même une réussite magistrale. Peu importent les faux raccords entre les différentes trames narratives, Desplechin semble être, comme Hitchcock “à la recherche de la parfaite imperfection”. Esprits cartésiens et spectateurs pantouflards s’abstenir. Sur ce coup là on peut mettre notre dictionnaire Desplechin au placard et notre Jean Tullard au pilon. roubaix Sylvia partie, Ismaël congédie Carlotta pour se lancer à sa poursuite, espérant sans doute que son bolide arrivera à Paris avant le car. Mais pour les retrouvailles chabadabada c’est raté, Sylvia n’est plus là. Sans Sylvia plus de présent; or il faut un présent pour avoir la force d’affronter les fantômes du passé. Donc le film, ce n’est plus possible. Ismaël fuit encore, part perdre le peu de lucidité qui lui reste dans l’alcool et les marécages putrides du Roubaix de son enfance. Desplechin déjoue alors habilement à la fois les pièges du mélo sentimental et du drame psychanalytique en prêtant à Ismaël une incroyable folie burlesque, entre désespoir viscéral et abstraction poétique. Mathieu Amalric en peignoir rose, courant après ses poules pour faire une omelette avant d’exposer une théorie un peu fumeuse sur la perspective chez Fra Angelico, ça vaut tout de même le détour. Cette nouvelle parenthèse, aussi charmante qu’anxiogène et qui se clôt avant qu’on ait eu le temps de se lasser de sa légère tendance à l’auto-apitoiement, récidive le pari des deux premières trames narratives: Desplechin part du mythe pour aller vers le quotidien le plus prosaïque, permettant ainsi de l’incarner avec sensualité tout en redonnant à nos névroses ordinaires un certain panache. Le syndrome d’Elsener ça a tout de même plus d’allure que le delirium tremens. Après avoir emmêlé les trames narratives, les temporalités et les degrés de réalité, Desplechin se propose donc de renverser les codes de l’héroïsme et de l’exemplarité. Ce n’est pas un hasard si Hippolythe Girardot, certainement le plus sensé de tous apparaît comme le bouffon de la farce. paris-sorbonne Retour brusque à Paris. Tout est rentré dans l’ordre sans qu’on ait vraiment compris comment, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve. La version longue dite “la mentale” (près de 20mn de plus quand même) nous aurait peut-être davantage éclairé mais rien n’est moins sûr. Ce qui est certain en revanche c’est que le vulgus pecum qui n’a pas la chance d’habiter vers le Panthéon doit se satisfaire de la “sentimentale”. On se refuse à croire qu’il y ait là du snobisme ou de la préciosité de la part de Desplechin mais il parait également peu probable que le film ait été raccourci contre son gré pour permettre aux exploitants de caser plus de séances dans une journée. C’est donc autre chose et cet autre chose n’est pas un détail. Le dédoublement du film fait écho à la schizophrénie des personnages et à la juxtaposition des trames narratives. La vérité est toujours ailleurs, légèrement en dehors ou totalement différente. Il faut recoller les assiettes narratives que Desplechin, tel Pollock dispersant la couleur sur ses toiles, a rageusement jetées contre les murs, et imaginer, sans y parvenir totalement, à quoi pourrait ressembler le service complet. Notre dictionnaire est en miettes, transformé en recueil de poésie ésotérique. On est perdus mais tellement heureux qu’on ne saurait reprocher au maître de nous avoir collé un sujet trop dur. Comme Esther à la fin de Comment je me suis disputé, Les Fantômes d’Ismaël nous ont fait grandir et ont bousculé notre manière d’aborder le cinéma (celui de Desplechin en tous cas). La cinéphilie desplechienne ne repose finalement pas tant sur la connaissance et la maitrise que sur la faculté de se laisser envahir par une ivresse qui fait des petites lâchetés ordinaires l’étoffe des grands héros tragiques. LES FANTÔMES D'ISMAËL réalisé par Arnaud Desplechin, avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard, Louis Garrel, Hippolyte Girardot. France / 2017 / 1h54 (version courte)
1 Commentaire
Hyppolite Buro
31/5/2017 03:25:41
A peu près d'accord avec toi sur ton analyse, même si je trouve la première partie (le triangle amoureux) un peu stérile; j'attends de voir la version longue pour me prononcer (et à ce propos, je me perds en conjectures sur le choix opéré tant par Thierry Frémeaux que le distributeur de diffuser cette version tronquée plutôt que celle voulue par Desplechin). On en reparle à ce moment là, parce que même si j'ai été globalement convaincu par le film, il y a quand même quelques hiatus qui m’empêchent d'adhérer à ton point de vue.
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