Comme il fallait s'y attendre, le nouveau film d'Olivier Assayas partage la critique, et comme toujours en pareil cas, Sophie Louge est là pour nous rappeler que lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt. Démonstration. L’inquiétante étrangeté selon Assayas: shopping rue des boutiques obscures. La référence à Modiano n’est pas un jeu de mots gratuit: comme celle de l’écrivain, l’oeuvre d’Assayas est hantée par la culpabilité sourde de quelque chose dont on n’est pas responsable. Il se sent lui aussi un peu collabo car il assiste et d’une certaine manière participe à une "société du spectacle", un culte de la célébrité et de la marchandise qu’il conspue mais dont il estime nécessaire de rendre compte. Dans son dernier opus cette ambiguïté n’a malheureusement pas été comprise comme une richesse mais immédiatement assimilée à une faiblesse: Il est facile, et les critiques ne s’en privent pas, de tirer à boulets rouges sur Personal Shopper: Placement de produits à gogo, effets spéciaux un peu cheaps, plaisir égotiste et vain de filmer Kirsten Stewart sous toutes les coutures, séances de spiritisme franchement ridicules animées par un Benjamin Biolay pas crédible pour un sou en Victor Hugo tourneur de guéridons…et j’en passe. Mais ce ne sont là que des détails mis en avant pour masquer le fond du problème. Car ce qui dérange fondamentalement la critique c’est qu’elle ne sait que faire de cet ovni inclassable qui résiste à l’analyse, file entre les doigts soudain gourds de l’exégète émérite et refuse de prendre la forme d’une serrure dans laquelle il n’y aurait plus qu’à introduire la bonne clé. Le réalisateur semble d’une certaine manière leur faire un joli pied de nez en rejoignant le scepticisme de Julien Gracq à l’égard de l’analyse littéraire: « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure? » Assayas explique d’ailleurs qu’il ne pourrait plus être critique aujourd’hui car même les revues qui se prétendent “culturelles”ne parlent plus de cinéma: “proposer un guide du consommateur, mettre des étoiles et des carrés c’est l’horreur!”. Assayas s’est égaré, dispersé, on comprend mal ce qu’il a voulu faire ou dire, alors dans le doute on estime qu’il a raté son coup. Rien que pour ça, on a envie d’aimer le film. Le dicktat de la pensée unique mutile l’oeil et l’esprit: le cinema c’est l’art du court circuit. Il est plus méritoire de tenter beaucoup même si tout n’est pas parfaitement réussi que de ronronner paisiblement dans des patrons prêts à l’emploi. L’art, comme le disais Leiris, est une forme de mise en danger. Il faut s’exposer, oser, sans quoi on devient un fonctionnaire de la création. Quand arrive le générique de fin on est incontestablement perplexe mais on reste les yeux rivés sur l’écran, scotché à son siège comme on l’a été pendant tout le film. “Give me more” a-t-on envie de dire au réalisateur comme le fait l’héroïne à l’esprit de son jumeau disparu. Mais comme elle on restera sur notre faim et c’est tant mieux : c’est à nous de faire le reste du chemin, d’accepter de quitter notre zone de confort. Et on ne le regrettera pas: le film nous poursuit et nous hante longtemps après avoir quitté la salle. (CQFD) Tentons de comprendre pourquoi cet ectoplasme cinématographique est une merveille et non pas juste une chimère fumeuse. Vu que Maureen est "personal shoppeuse", on a droit à Kristen Stewart chez Cartier, KS chez Chanel, KS chez Louboutin… (on n’est pas loin de la série des Martine…) Et comme elle ne vit pas au Moyen-Age, on la voit aussi à scooter, sur google ou skype, suspendue à son iphone… Même si elle est d’une photogénie impressionnante et qu’elle dévore littéralement l’écran ça n’est certes guère intéressant en soi. Ce qui l’est bien davantage, c’est que toutes ces images dessinent un univers mental. Assayas n’a pas été situationniste pour rien: son personnage se définit par les images qu’il a sous les yeux et le traitement qu’il en fait. Comme le dit Gilles Lipovesky, la postmodernité c’est l’ère du vide et de la solitude. Pourtant, chez Assayas, cette solitude est peuplée. Elle déborde de nos phantasmes, de nos regrets, de nos espoirs. Les spectres sont la matérialisation cinématographique de notre vie intérieure; il faut passer par le fantastique pour dire des choses que l’on connait tous: le besoin de rêver, la difficulté à accepter les aspects les plus douloureux du réel. Croire à l’invisible est vital lorsque la réalité n’a rien à nous offrir, même si cet invisible peut se révéler horrible, meurtrier et mensonger: Assayas a bien retenu la leçon que nous propose Antonioni dans Blow up. Personal shopper est donc un film initiatique, un conte moderne sur la recherche identitaire, la construction de soi vue à travers le prisme d’une américaine à Paris un peu paumée et un peu barrée. Quand on observe cette gigantesque boule à facettes, dont la robe à miroirs de l’héroïne est la métaphore, on découvre une sorte de labyrinthe kaléisdoscopique au sein duquel elle semble chercher déséspérement une issue sans y parvenir. Assayas utilise sans cesse le champ-contrechamp pour opposer le vide intérieur à la trépidation urbaine et mercantile, la banalité quotidienne à une angoisse paroxystique. Un peu comme Alice, dans ce Paris luxueux et onirique, la petite américaine a autant peur de rétrécir que de grandir. En servante ou en idole, dans l’ombre comme dans la lumière, dans le passé comme dans l’avenir, elle ne se sent jamais à sa place. Pourtant elle s’agite de boutique en boutique, de RER en Eurostar. Chez sa patronne, dans son studio, dans les palaces, les chambres d’hôtel ou chez sa belle soeur elle n’est jamais chez elle. Plus elle cherche, plus elle se perd. La vérité ne viendra pas du dehors mais de la manière particulière dont elle voit et ressent le monde. En cela Assayas a bien compris le message des phénoménologues, mais le chemin sera long pour retrouver cette vision authentique au delà de toutes les oeillères et de tous les clichés. La fascination-répulsion qu’elle éprouve pour le luxe et la mode, le manque qu’elle ressent pour son frère, la curiosité que lui inspire le monde des esprits ne sont que des miroirs aux allouettes. Il faut pourtant les traverser pour trouver l’apaisement, flirter avec l’interdit, la mort et le crime pour surmonter la peur et (re)commencer à vivre. Car il faut frôler la fin pour commencer à vivre pleinement. Cette "personal shoppeuse" c’est aussi une jeune fille qui devient femme, une spectatrice qui devient actirce. Mais si Kristen Stewart inspire autant Assayas ce n’est pas seulement parce qu’elle dévore l’écran. Maureen c’est l’âme du réalisateur, l’esprit du cinema. Comme elle, Assayas refuse de se limiter à une vision ou un point de vue. Si son film s’égare c’est parce que son héroïne est perdue. Mais quand elle souffre de ne plus savoir quoi penser il jubile de pouvoir tout montrer et tout dire: le désir et la répulsion, la critique et la fascination, la croyance et le scepticisme, la réalité et la fiction se cotoient sans s’annuler. Ce flot d’images contradictoires est la synthèse du monde d’aujourd’hui qu’Assayas préfère observer que juger. La société de consommation est une usine à rêves qui brûle les ailes de qui s’y frotte, le spiritisme n’est qu’une imposture qui plonge dans l’angoisse les âmes en peine et toutes ces technologies numériques nous aliènent. Pourtant nous ne pouvons pas nous définir sans elles . Assayas se veut témoin de son temps et dit lui même que l’image cinématographique est la seule à pouvoir contenir toutes les autres et a le devoir d’en rendre compte. Ce n’est pourtant pas une fin en soi et personal shopper n’est certainement pas un documentaire ou une satire de la vie contemporaine. Car celle-ci ne satisfait ni le cinéaste ni son héroïne et c’est peut-être là sa plus grande vertu: la banalité est le creuset de l’imaginaire et du fantastique, l’insatisfaction celle de la quête de soi-même. C’est bien parce qu’elle fait un job débile que Kristen Stewart vit des histoires extraordinaires et donne au cineaste l’occasion de faire des intrusions particulièrement réussies du côté du cinema d’horreur et du thriller. Car autant que les images réelles, la fiction fait partie de notre patrimoine iconique: Scream, Vertigo, la maison des esprits… Il y a donc une grande cohérence dans le projet d’Assayas aussi ambitieux soit-il: inventorier toute la palette des images qui font le paysage mental d’une jeune fille d’aujourd’hui pour montrer comment elle parviendra à les digérer ou les exorciser pour créer son propre univers. Eh oui, Maureen c’est un peu le réalisateur lui-même, l’auteur au travail qui construit son monde en retranscrivant tout ce qui constitue le nôtre. PERSONAL SHOPPER écrit et réalisé par Olivier Assayas, avec Kristen Stewart, Anders Danielsen Lie, Lars Eidinger 2016/France/105 mn
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